Jeudi 19 Décembre 2024
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03.08.2012
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« Retrouver le plancher des vaches ». Une expression d’abord synonyme pour les marins de retour au bercail, à la terre ferme. A Margaux, un vigneron a trouvé son plancher des vaches. Une ancienne terre de pâturage, dont John Kolasa, le très respecté directeur de Rauzan-Ségla, compte bien tirer quelques bonnes bouteilles. Peut-être les meilleures…
C’est une histoire de vin comme on les aime. Une histoire qui met en scène des hommes pétris de talent et d’opportunité, sur des terres rares, à l’histoire et au devenir improbables. Ici, l’histoire est d’autant plus exaltante qu’on n’en connaît pas encore l’issue. On sait juste qu’elle se jouera dans une barrique, sur le terroir mondialement envié de Margaux. On ne saurait douter qu’il s’agira d’un « happy end ».
« Margaux, c’est un vaste terroir », commence John Kolasa, géant à la tête de château Rauzan-Ségla depuis 1994, second cru classé. Le Conseil des vins du Médoc a répertorié 1400 ha de vignes environ sur l’aire de l’appellation. N’empêche, y trouver un petit carré pour planter quelques rangs de vignes supplémentaires relève de la mission impossible. Ou presque ! Le château Rauzan-Ségla, propriété des frères Wertheimer (Groupe Chanel) depuis 17 ans, est en passe de le prouver.
A goûter à la qualité des grands vins de Margaux (21 grands crus classés sur la seule aire de l’appellation), on pourrait croire qu’ici la vigne a toujours été. Il n’en est rien. Au XVIIIe siècle, pas grand monde n’aurait parié sur le destin viticole de ces terres moribondes de bords de Gironde. Pour mettre à jour tout leur potentiel, il faut en effet attendre l’intervention d’ingénieurs hollandais, au cours de ce siècle, venus assainir un Médoc dont les marécages masquaient assez bien les précieuses graves qui font aujourd’hui sa richesse. Aujourd’hui, le mètre carré (quand il est à vendre…) s’échange à prix d’or. « Les graves sont fines et très profondes, parfois au-delà de huit mètres, et mêlent gros cailloux calcaires et argiles », explique John Kolasa. Si on ajoute un climat tempéré par la toute proche Gironde et par la douceur océanique, cela donne un terroir monumental. Inestimable.
Un pâturage nommé Boston
1938. Le voisin Palmer est à vendre. Les acheteurs (quatre familles : les Mähler-Besse, les Sichel, les Miailhe et les Ginestet) prennent tout, à l’exception d’une petite clairière, « trop éloignée de la propriété », croit savoir John Kolasa. Orpheline, cette parcelle nommée « Boston », qui n’intéresse pas grand monde, est vendue… à un éleveur de vaches. Pendant près de soixante ans, ce lopin de 9 ha, « dont 8 sont aujourd’hui en appellation Margaux ! », insiste le directeur de Rauzan-Segla, n’aura connu que les lents va-et-vient de quelques ruminants sûrement peu conscients de leur statut de privilégiés.
Ce n’est que récemment, en 2003, que Vincent Ginestet, descendant des anciens propriétaires de château Margaux, a replanté quelques rangs de vigne sur Boston, cultivés en biodynamie, donnant naissance à la propriété éponyme, Château Boston. Mais à la faveur d’un virage stratégique, il décide de se séparer de trois précieux hectares, se recentrant sur un joli plateau de cinq hectares. En septembre 2010, la prairie plantée de vignes est à vendre. Le directeur de Rauzan-Ségla ne met pas longtemps pour convaincre le groupe Chanel : l’ancienne prairie rentre dans le giron du cru classé.
L’opportunité était trop belle, le challenge trop excitant pour Kolasa, cet Ecossais originellement professeur d’arts graphiques et de français, passé de la manutention des grands crus classés dans les entrepôts historiques des Chartrons, à leur direction (il dirige également Canon, 1er grand cru classé à Saint-Emilion). D’autant que Boston est un terroir rare, unique peut-être. « Nous n’avons pas eu besoin de fumier lorsque l’on a replanté Boston ! », plaisante John Kolasa, faisant référence aux dizaines d’année durant lesquelles les vaches engraissaient abondamment la clairière. Et puis « cette parcelle, c’est une vierge ! Elle possède l’avantage de ne jamais avoir reçu de produits chimiques », rappelle-t-il.
Scruté de près par son nouvel exploitant, le grand mamelon de graves de Boston constituera, il le prédit, « un apport très qualitatif en cabernet sauvignon pour Rauzan-Ségla, au moment même où le réchauffement climatique l’exige ». Des pieds qui pourront compter sur un stress hydrique idéal, garanti par 8 à 9 mètres de graves en profondeur. « On y trouve des cailloux calcaires gros comme ça ! », montre John Kolasa en écartant ses mains d’une vingtaine de centimètres, avec le sourire d’un chercheur d’or. On ne sait pas si Boston est cette pépite. Il faudra encore attendre 2020 pour que cette ancienne terre de pâture entre dans l’assemblage du premier vin de Rauzan-Ségla et livre tout ses secrets. Mais l’histoire, l’homme et le terroir laissent présager le dénouement le plus heureux.
Cyril Charon
Photographies Nicolas Tucat
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