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Stéphane Derenoncourt, entretien « unplugged »

Stéphane Derenoncourt. Photo Christophe Goussard.

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

22.10.2015

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A l’occasion de la sortie de son livre « Wine on Tour – Derenoncourt, un homme, un groupe », entretien « unplugged » avec Stéphane Derenoncourt, vigneron, consultant, et fou de rock.

Il est un vigneron reconnu (Domaine de l’A, 11 hectares en appellation Castillon-Côtes-de-Bordeaux), l’un des consultants les plus prisés de la planète, conseille plus de 120 vignobles dans 17 pays, mais demeure résolument « à la marge » du MondoVino dont il a patiemment gravi les échelons. Autodidacte et anticonformiste, Stéphane Derenoncourt ne sait faire les choses qu’à sa façon – et c’est aussi le cas lorsqu’il est question de raconter son parcours. La preuve avec « Wine on Tour – Derenoncourt, un homme, un groupe », ouvrage (168 pages, 32 €) co-réalisé avec Claire Brosse et Christophe Goussard, qui sort ce 22 octobre aux éditions La Fabrique de l’Epure.
Un beau livre, aux antipodes d’une bio conventionnelle, articulé autour d’images soignées et surtout de titres musicaux qui s’écoutent le volume à fond. Parce que l’homme est aussi musicien et fan de rock, chaque étape de sa vie est ici marquée par une chanson. Pour nous en dire un peu plus, Derenoncourt a posé la guitare et les sécateurs. Entretien.

Stéphane Derenoncourt, comment est née l’idée de ce livre ?
Cela faisait quelque temps que j’étais sollicité par différentes personnes pour raconter mon parcours, qui est assez atypique. Mais je voulais le faire avec des gens qui me soient proches, ce qui est le cas de Claire Brosse et de Christophe Goussard, que je connais depuis longtemps. J’étais très attaché à faire un beau livre, un bel objet. Il y a une notion d’esthétique dans le vin que je voulais retrouver dans ce projet. Souvent les livres pour le vin s’adressent aux passionnés, celui-ci s’adresse à un spectre un peu plus large. C’est aussi l’occasion de passer quelques messages. Depuis le début de ma carrière, n’étant pas du « sérail », j’ai toujours combattu l’impression d’être un imposteur. Au-delà de mon histoire personnelle et des aspects un peu intimes qui sont relatés, j’ai voulu mettre en lumière le travail de toute une équipe (15 personnes, NDLR), et le modèle d’entreprise efficace et marginal que j’ai mis en place.

Iggy Pop, Tom Waits, Jimmy Hendrix, les Rolling Stones, Bob Dylan, Bruce Springsteen, les Clash, les Sex Pistols, les Beatles… Ce sont quelques-uns des groupes et des artistes qui ponctuent ce livre. On va du punk à la folk en passant par le glam-rock. Cet éclectisme, ce côté à la fois universel et très personnel, ça dit quoi sur vous ?
Je crois que c’est d’abord une manière de dévoiler de l’intime sur un côté imagé. J’ai eu la chance de vivre mes jeunes années à une époque très riche pour la musique rock. La force de cette musique a coïncidé avec des émotions très fortes que j’ai pu ressentir – avec des moments de colère, de solitude. La musique a été une compagne et un exutoire. Le rock, c’est ma culture, il m’a toujours accompagné, et je voulais transmettre cet aspect-là. Enfin, l’idée, c’était aussi de donner un rythme au livre, et d’associer le vin à la culture rock, ce que personne ne fait jamais – on associe plus souvent le vin à la musique classique, alors qu’il y a des vignerons très rock’n’roll !

Justement, qu’est-ce qu’il y a de rock dans le vin ?
Le vin, c’est un métier d’expression, d’affirmation. A partir de là, chacun peut choisir son niveau d’expression. Il y a des parallèles possibles avec la musique. Ensuite, dans nos métiers, on mène parfois une vie de rocker. Il m’arrive d’avoir l’impression d’être en « tournée permanente », entre deux pays, entre deux avions, mais toujours avec un sentiment de liberté et beaucoup de passion.

Souvent il y a des chapelles dans le rock, comme dans le vin d’ailleurs. On est Stones ou Beatles, Lennon ou McCartney, Bourgogne ou Bordeaux… Vous pensez qu’il faut absolument choisir son camp ?
Entre les Beatles et les Stones, ce serait définitivement les Stones. Mais au-delà de ça, je crois que dans la vie on fonctionne par « périodes », par phases, où l’on a un penchant pour tel ou tel style. En musique, le seul qui m’a accompagné toute ma vie, c’est Tom Waits.

Tom Waits, l’idole que vous n’avez pas voulu rencontrer alors que vous auriez pu. Si l’occasion devait se re-présenter, vous la déclineriez encore ?
Tom Waits, j’ai adoré l’artiste, mais je ne suis pas sûr que j’aimerais le mec. Aujourd’hui, on ne sait plus grand chose de lui, il est un peu sorti du circuit, il fume plus une clope, il ne boit plus, il fait du sport tous les jours… J’ai envie de rester proche de son œuvre, mais c’est bien comme ça.

A son sujet, vous écrivez dans le livre : « la drôlerie qui remet de l’espoir dans la désolation »…
Tom Waits a cette particularité d’écrire des textes très imagés et de s’inspirer de tout un tas d’univers. Il aime bien les gens un peu cassés, un peu déglingués, mais il a aussi beaucoup de références autour du cinéma, du music-hall, du cirque. Il y a toujours un fond de blues chez lui, et le blues c’est à la fois triste et plein d’espoir.

Dans le même chapitre, vous parlez de Francis Ford Coppola (Le Parrain, Apocalypse Now), que vous conseillez depuis 2008 sur son domaine en Californie. Comment s’est passée cette rencontre ?
Il voulait améliorer la qualité de ses vins et exploiter au mieux le potentiel de sa propriété personnelle d’une centaine d’hectares, qui est l’une des plus anciennes de la Napa Valley. Il cherchait quelqu’un pour l’accompagner dans ce projet et a contacté Frédéric Engerer, du château Latour. Qui lui a dit gentiment que mon travail n’était pas si mal… Je suis allé le rencontrer chez lui, il m’a reçu dans son bungalow où il écrit ses scénarios, c’était très impressionnant. On a passé du temps dans les vignes, il m’a montré qu’il était très attaché à son vignoble. C’est une rencontre réellement passionnante.

Dans la liste des rockers conviés dans votre livre, j’attendais Bowie, et il arrive à la toute fin. C’est un génie de la transformation, un caméléon qui n’entre dans aucune case et qui s’est réinventé tout au long de sa carrière. Ça vous parle, ce côté insaisissable, « plusieurs vies en une » ?
J’ai la chance de ne pas avoir eu besoin de calculer quoi que ce soit, dans ma vie les choses sont arrivées sans que j’élabore de stratégie et ça m’a aidé à garder une certaine fraîcheur, de la liberté, de la passion, et un relatif succès. Pour moi l’exigence la plus importante c’est celle-ci : le jour où ça m’emmerde, j’arrête. Il y a quelques années, j’ai eu un petit coup de mou, je ne voyais plus comment évoluer, et le fait d’associer mes gars à l’entreprise et de les impliquer davantage, ça m’a redonné un coup de jus.

Un passage de votre livre est consacré au « Bordeaux Bashing », thème (et terme) très en vogue aujourd’hui. Bordeaux, vous y êtes sans en être ?

Ma position vis-à-vis de Bordeaux est très claire. C’est vrai qu’ici il y a un certain modèle, avec des gens un peu stéréotypés, qui ont fait les mêmes études, se connaissent tous, se retrouvent tous sur le Bassin d’Arcachon l’été. Il y a un « passeport bordelais », que je n’ai pas – et je ne l’aurai jamais. La Fête de la Fleur et compagnie, ça me fait chier. Mon propos n’est pas de cracher sur ce milieu : je le respecte, et je suis très honoré de travailler avec des châteaux qui appartiennent à de grandes familles depuis plusieurs générations. Mais je ne veux pas me limiter à ça. Aller faire du vin avec des bouts de ficelle dans des appellations plus difficiles, ça me motive tout autant. C’est ça aussi, le Bordeaux que j’ai envie de défendre, des pépites que l’on doit dénicher derrière les grands crus. Certains ont tendance à dénigrer Bordeaux à cause de cette image de prestige et de spéculation qu’ont les grands châteaux, et je trouve ça profondément injuste. Il faudrait juste recentrer un peu le débat, et créer un peu plus de solidarité entre les grands et les petits.

Dans le vin comme en musique, c’est un peu le revers de la médaille d’être plus exposé aux critiques quand on est leader ou qu’on attire les projecteurs ?
Bien sûr. En fait, tout ça c’est une question de cycles, comme on connaît dans la mode. Aujourd’hui, il est de bon ton de taper sur Bordeaux, mais ça va changer. Il y a un déficit d’image, mais on va finir par réaliser qu’il y a ici de grands rapports qualité-prix, et qu’ailleurs il y a des vins qui sont très chers pour ce qu’ils sont.

Le documentaire « VinoBusiness » d’Isabelle Saporta, auquel vous avez participé et dont vous parlez dans votre livre, n’est pas tendre avec l’image de Bordeaux. Quelle impression avez-vous sur votre participation ?
J’ai détesté le côté « Bordeaux Bashing », manichéen, caricatural. Après en ce qui me concerne, très égoïstement quand j’ai vu le film, j’ai trouvé que je m’en tirais plutôt bien, comparé à certains. Je regrette surtout qu’elle me présente assez tard comme un consultant : elle me montre dès le départ comme un petit vigneron, et elle attend un long moment avant de préciser toutes mes activités. Au-delà de ça, elle a eu la dent très dure avec certains, et surtout ça ne sert pas le vin. C’est dommage parce que les images sont magnifiques.

Quand on lit votre livre, on voit qu’il est jalonné de rencontres, qui fonctionnent comme autant de déclics et de seuils – je pense à Paul Barre ou à Stephan von Neipperg, par exemple…
Stephan von Neipperg, sous ses allures d’aristocrate, il est complètement rock ! C’est un homme qui a des idées très réfléchies et accomplies, il a su créer un « style maison » sans lorgner chez le voisin, et c’est surtout un homme d’une droiture et d’une fidélité incroyables, qui travaille énormément, assume toutes ses décisions, quitte à prendre des risques. Comme le fait d’avoir fait passer en bio Canon La Gaffelière et La Mondotte.

Il y a d’autres rencontres qui vous ont bousculé, changé, fait évoluer profondément en tant que professionnel ou en tant qu’homme ?
Bien sûr. Je suis tout sauf un homme de réseau, je déteste ça. Quand j’étais gamin j’écoutais beaucoup Brassens qui était très rock à sa manière, lui aussi, et disait que le pluriel ne vaut rien à l’homme. Je suis quelqu’un d’assez solitaire, mais je suis un affectif, je peux m’attacher à des gens qui me touchent, qui m’aident à réfléchir – et qui ne sont pas dans le milieu du vin. Je suis très copain avec Clovis Cornillac, par exemple, un garçon qui a su garder la tête sur les épaules. J’ai aussi un voisin, que j’adore, qui est l’opposé que je suis : sa philosophie c’est de vivre le mieux possible en se dépensant le moins possible. Il se fout de la reconnaissance sociale, et ça, c’est très rafraichissant.

Vous dites que « le pluriel ne vaut rien à l’homme », mais le collectif, c’est important pour vous.
J’en parle dans le livre : j’aime avoir autour de moi une ambiance « familiale ». Le problème, c’est que c’est une source de pathologie incroyable. Pour l’éviter, il faut écrire une philosophie à laquelle tout le monde adhère. Alors l’ego est laissé de côté, on se met au service de quelque chose – l’envie de faire des vins identitaires. Et si je devais être fier de quelque chose, ce serait ça.

Deux pages sont consacrées dans le livre à votre femme, Christine. Vous dites d’elle « C’est ma patronne, et c’est ma liberté ». Pour rester dans le parallèle musical, Christine c’est plutôt votre muse ou votre manager ?
Je suis plutôt un homme d’idées – et assez fougueux – donc derrière il faut les structurer, ces idées. Christine voit tout de suite le côté terre-à-terre des choses, elle insuffle l’organisation, la rigueur, et ainsi elle m’aide à conserver ma liberté.

Une bonne chanson, c’est une musique, c’est un rythme, mais c’est aussi un message. Il y en pas mal dans votre livre, notamment autour du rapport à la nature, de la biodynamie…
Je ne brandis pas le drapeau de la biodynamie. Pas parce que beaucoup de propriétés que je conseillent ne relèvent pas de cette philosophie, mais parce que professionnellement, je suis « né » comme ça. Quand Paul Barre m’a embauché à mes débuts, j’ai tout appris comme ça, à l’époque on se faisait insulter. Aujourd’hui il y a un phénomène de mode autour du « bio » qui m’énerve un peu. L’important ce n’est pas de se couler dans un moule : au domaine de l’A, tout est conduit suivant les préceptes de la biodynamie, mais je n’ai pas envie de certification. Je me méfie des labels comme des gourous.

L’an dernier, Thomas Duroux du château Palmer nous déclarait que « le bio est inéluctable pour les crus classés ». Vous approuvez ?

Oui. Il faut se défaire d’une image industrielle et entendre les exigences de transparence qui ne cessent de grandir. A cet égard, des Neipperg, des Duroux, des Pontet-Canet sont des pionniers. Il est sûr que le climat est difficile à Bordeaux pour suivre ces pratiques, mais ce n’est pas impossible.

« Voyager, c’est chercher à fuir autant qu’à revenir », écrivez-vous dans le livre. Vous évoquez des cépages méditerranéens qui vous font vibrer… Il y a un côté Ulysse chez vous ?
Je ne sais pas s’il y a un côté Ulysse, mais depuis ma tendre enfance je suis un mec instable, et mon métier me permet de canaliser mon instabilité. Je suis incapable de rester trois semaines au même endroit, j’ai besoin d’enrichir ma vie, d’avoir des histoires à raconter. Parfois, je me réveille, il me faut quelques secondes pour savoir où je suis, et j’adore ça. J’aime la gymnastique mentale que ça implique.

Sans entrer dans des considérations politiques ou sociétales, à une époque où beaucoup sont tentés par le repli sur soi, vous estimez que ce goût du voyage aide à ouvrir l’esprit ?
Le fait de partir, ça aide à mettre les choses en perspective. Moi, je suis un amoureux de la France. Je bosse pratiquement 45% de mon temps à l’étranger, il suffirait d’un rien pour que je m’installe ailleurs. Mais je ne ferai jamais ça. J’aime ce pays, son savoir-vivre, son savoir-boire, son savoir-manger, ses paysages, sa culture, et c’est encore plus vrai quand on le voit de l’extérieur. Ceux qui détestent le plus la France, ce sont les Français.

Le vin, en particulier, est un secteur de réussite pour la France, même si certains essaient de lui mettre des bâtons dans les roues…
Oui, le vin français fonctionne, mais c’est surtout parce que nous avons une avance historique. Aujourd’hui cette avance se réduit, alors que les autres progressent. Quand on voit certaines campagnes de dénigrement qui frappent le vin, ou quand on voit certains secteurs de notre agriculture qui sont mis à mal par la concurrence d’autres pays, c’est inquiétant. On ne sait pas valoriser notre différence. On a les terroirs, on a le savoir-faire, mais on se soumet au productivisme, on perd de la diversité… Il faut relever la tête. Il faut aussi croire aux vertus éducatives du vin, en être fiers – il y a trop de blocages politiques ici. Quand le roi d’Espagne se déplace, il emmène des viticulteurs avec lui , mais en France, les vignerons ne sont malheureusement pas doués pour le lobbying.

Pour finir avec le livre, on voit qu’il y a beaucoup de « classiques du rock », mais finalement assez peu d’artistes ou de titres récents. Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a pas grand chose qui me fait vibrer dans la musique actuelle. Il y a des trucs que je trouve sympas, mais aujourd’hui je suis plus intéressé par la nouvelle scène jazz, par exemple. En matière de rock, je reste fidèle aux classiques.

Et pour le vin, c’est la même chose ?
Plus je vieillis, et plus je suis attiré par la finesse, la droiture. Avant, j’avais envie qu’on m’en mette plein la gueule, aujourd’hui je veux de la délicatesse, de l’épure. C’est pour cela que j’ai envie de planter de plus en plus de cabernet franc : j’ai envie de passer de 20% à 40% de l’encépagement du domaine. J’adore ce cépage. Tout comme j’adore produire des blancs. J’en fais en Grèce, en Allemagne, en Autriche, en Turquie, à Sancerre, mais pas à Bordeaux. Je ne suis pas un grand fan des blancs de Bordeaux. J’ai planté 20 ares sur le domaine, mais c’est du chardonnay. Le premier millésime est pour l’année prochaine, ce sera en vin de France.

Pour la sortie de votre livre, vous avez un planning de rock star ?
Oui, on va faire des lancements à Lille, à Beaune, et début 2016 on fera New York, Londres – le livre est traduit en anglais. Et d’ici-là à Castillon en décembre, on fera une soirée de lancement avec un groupe de rock, du domaine de l’A au verre, des tapas. On devrait se marrer.