Samedi 23 Novembre 2024
(photo Jean-Bernard Nadeau)
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Date
11.07.2016
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Ce lundi 11 juillet, le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) vient d’élire son nouveau Président pour les trois prochaines années. Allan Sichel, 54 ans, PDG de la maison de négoce familiale Sichel, succède à Bernard Farges, qui occupait le poste depuis 2013. Entretien.
Allan Sichel, l’actualité est double en ce début de semaine, avec votre élection à la tête du CIVB, et la signature, mercredi dernier, d’un grand plan de réduction des pesticides dans le Bordelais. C’est le premier grand chantier qui va vous attendre dans votre nouveau mandat ?
Les chantiers sont multiples, mais il est clair que nous sommes attendus sur ce sujet, à l’extérieur de la filière du moins. A l’intérieur de la filière, je peux vous dire que c’est un sujet qui est pris à bras-le-corps depuis de nombreuses années. Ce n’est pas une mutation, c’est le prolongement d’un long travail de sensibilisation déjà entamé pour entraîner toute la filière vers des pratiques plus vertueuses. Cela ne porte pas uniquement sur l’usage des pesticides mais sur la protection globale de l’environnement, des salariés, des riverains, de la biodiversité. Il est vrai qu’on constate une accélération de la prise de conscience de la société au sens large, jusque dans la classe politique comme l’ont montré François Hollande, Alain Rousset ou Alain Juppé lors de leur venue à la Cité du Vin. Et lorsque mon prédécesseur Bernard Farges en a récemment pris acte, personne dans la filière n’a été pris de court. Peut-être n’avons-nous pas assez bien communiqué jusqu’ici sur les efforts consentis… Quoiqu’il en soit, la pression sociétale, les attentes du public et des professionnels, nous obligent à accélérer sur ce dossier.
Vous-même, co-propriétaire avec la maison Sichel du château Palmer, grand cru classé en biodynamie, et propriétaire du château Angludet, êtes-vous personnellement attentif à ces sujets ?
Bien sûr, cela me tient à cœur, ainsi qu’à bon nombre de membres de mon équipe, c’est pour cela aussi que nous nous sommes tournés vers la certification SME (système de management environnemental). Dans un vignoble, on ne révolutionne pas tout du jour au lendemain, il faut trouver la bonne formule, s’adapter à ses parcelles, à son climat. C’est un cheminement intellectuel, un partage d’expériences. Le bio et la biodynamie constituent une réponse, mais on a bien vu à Palmer les impératifs que cela induit (technique minutieuse, personnel dévoué et réactif, capacité d’intervention immédiate), il faut avoir les épaules pour assumer cette conversion.
Bordeaux a été particulièrement ciblé ces derniers mois pour son utilisation des produits phytosanitaires, donnant du grain à moudre aux partisans du « Bordeaux Bashing ». Estimez-vous qu’il y a un double effort à faire pour redorer le blason bordelais auprès du grand public ?
Ce sont d’abord nos actions qui parleront pour nous, lorsque nous montrerons que nous avons pris la pleine mesure de notre responsabilité sociétale. Les pesticides sont un élément révélateur mais nous voulons des pratiques durables sur le long terme, pour l’environnement et les riverains. Et au-delà, nous voulons que ces riverains se ré-approprient les vins de leur région, qu’ils aient la fierté des vins de Bordeaux. Le monde viticole doit donc faire un effort en termes de pédagogie, de dialogue, d’explication de son travail, pour une cohabitation intelligente.
Au-delà de la réduction des pesticides, quid d’autres moyens de lutte contre les maladies de la vigne, comme les cépages dits « résistants » ?
Je n’ai aucune réticence à engager la recherche là-dessus, mais il faut bien avoir conscience que c’est un travail à très long terme. Trouver un cépage qui résiste aux maladies c’est une chose, trouver un cépage qui donne le bon vin sur le bon terroir et respecte la typicité des vins de Bordeaux, c’en est une autre. Mais ce n’est en aucun cas une raison pour ne pas expérimenter.
L’autre chantier qui vous attend, c’est la reconquête des marchés commerciaux pour les vins de Bordeaux…
C’est ma préoccupation principale aujourd’hui. La commercialisation des vins de Bordeaux subit une forte concurrence dans le monde entier, on sait que la consommation en France diminue, on perd des parts de marché sur les pays européens (heureusement on en gagne sur d’autres pays), il faut s’ajuster par rapport à la Chine qui est un marché en croissance mais dont nous ne devons pas être trop dépendants… L’enjeu est de regagner des parts de marché en Amérique du Nord, mais aussi d’identifier d’autres relais de croissance sur de nouvelles zones – Afrique, Inde – et poser les bons jalons pour l’avenir.
Quelle stratégie souhaitez-vous impulser pour la conquête de ces marchés ?
Les grands crus sont, d’abord, une fabuleuse locomotive. Ils sont source de prestige, d’admiration, de valeur ajoutée. Évidemment, ce sont de petits volumes, et c’est du haut de gamme. Mais cela crée une image positive qui vient aider Bordeaux au sens large. Je souhaite trouver des leviers de complémentarité entre tous les segments : aujourd’hui, il est vrai que Bordeaux est souvent perçu comme un produit cher. On veut combattre cette perception erronée. Il y a des vins très chers à Bordeaux, certes ; ce qui est aussi vrai, c’est qu’il faut définitivement s’extraire du segment basique (évalué dans le « Plan Bordeaux » il y a quelques années à 2 € TTC consommateur). Pas en abandonnant ces vins, mais en les faisant évoluer dans leur positionnement, sur le long terme. Aujourd’hui, si l’on regarde la consommation mondiale de vin, on constate que 80% des volumes sont achetés par les consommateurs à un prix inférieur à 5 € TTC. Cela signifie qu’à Bordeaux, si l’on tend à alimenter le haut du segment au-delà de ces 5 € TTC, on s’extrait de 80% des occasions de consommation.
C’est-à-dire ?
Il y a un demi-siècle, la consommation des vins de Bordeaux se faisait très majoritairement en France, à l’exception de quelques grands amateurs étrangers. Cette typologie tend à disparaître. On voit bien que le consommateur moderne est de plus en plus éclectique, sa curiosité le porte vers des vins de tous les horizons. Il faut donc distinguer le consommateur et les « occasions de consommation » évoquées plus haut. Si l’on accepte cela, on ne cherche pas à convertir un consommateur donné en consommateur de Bordeaux : on cherche à susciter son intérêt pour que dans 2% des occasions de consommation, il choisisse Bordeaux (parce que Bordeaux représente 2% de la production mondiale). Sur ces 20% d’occasions de consommation que nous visons à Bordeaux, nous aspirons à avoir 10% de part de marché. C’est très schématique, car cela impliquerait que le comportement soit homogène chez tous les consommateurs de vin, mais c’est un repère fort vers lequel on peut légitimement tendre, une ligne directrice qui va bien au-delà de mon mandat.
Quel rôle doit jouer le CIVB dans la réalisation de cet objectif ?
Le chantier est gigantesque en termes d’image. Il faut d’abord faire partager cette vision à long terme, à toute la filière, et fédérer les efforts. C’est dans ce sens que nous avons déjà supprimé les soutiens à la baisse de prix. Notre travail est de donner envie au consommateur de revenir à Bordeaux, et d’atténuer le côté parfois « intimidant », « trop compliqué » de nos vins. Il ne s’agit pas de simplifier, de nier notre diversité, mais d’améliorer la lisibilité de la « marque Bordeaux ». Le cépage à cet égard, demeure un point d’identification très important pour le consommateur. Nous avons la chance d’avoir ici le merlot et le cabernet-sauvignon, deux des cépages les plus connus au monde… Utilisons ça. On peut aussi s’inspirer de l’excellent travail collectif réalisé par les Côtes-de-Bordeaux.
Pour revenir à la question des prix, mais cette fois côté grands crus : la sortie du 2015 en primeurs a donné lieu à certaines critiques, pour des hausses vécues comme exagérées par rapport aux millésimes précédents. En tant que négociant, quel est votre point de vue ?
Difficile d’avoir une analyse globale, car il y a beaucoup de cas de figure différents. Mais la campagne 2015 a été un succès, les grandes marques ont trouvé leur marché. Il y avait une attente de la part des consommateurs pour renouer avec des achats primeurs sur un grand millésime. On n’est pas sur des records comme 2009 ou 2010, mais dans tous les cas, le prix n’est que le résultat de l’équilibre entre l’offre et la demande. C’est un ajustement permanent dont la Place de Bordeaux n’est que la retranscription, millésime après millésime.
Il y a un marché historique des vins de Bordeaux qui a fait l’actualité récemment, c’est le Royaume-Uni… Après le Brexit, que effet peut-on prévoir sur les vins de Bordeaux ?
Je ne suis pas devin, mais le marché britannique va certainement continuer à fonctionner de la même façon. Après, c’est une question de volume et de taux de change. La baisse de valeur de la livre sterling par rapport à l’euro renchérit la valeur de nos exportations. Les prix étant appelés à monter, il est vraisemblable que les volumes exportés baissent. Au-delà de ce constat, il est difficile de prévoir les ajustement économiques à venir du Royaume-Uni et les incidences que cela aura sur le taux de change. Pour ma part je n’ai aucune inquiétude sur le fait que les Britanniques vont continuer à acheter du vin de Bordeaux, à « trader » du vin de Bordeaux et à continuer à faire du business : ils ne sont pas enclins à mettre en place des mesures protectionnistes, ils sont plutôt libéraux, donc je n’ai pas de crainte sur l’évolution des échanges commerciaux. Il faudra rester attentif aux taux de change.
Quels sont les autres chantiers sur lesquels vous allez vous pencher pendant votre mandat ?
Toujours dans cette idée de conquête, nous devons renforcer les partenariats au sein de la filière, pour plus de synergie et de puissance collective entre opérateurs (producteurs, commercialisateurs, interprofession…) Par exemple, le CIVB va mener des actions de dégustation sur des bordeaux de consommation courante. Des distributeurs sont invités à participer. Comment les négociants peuvent-ils s’appuyer sur ces mises en relation pour avoir des actions commerciales plus efficaces ? Il y a encore des améliorations à trouver. De la même façon, il y a de meilleures synergies à trouver avec les Commanderies, qui sont de grands ambassadeurs internationaux des vins de Bordeaux. Enfin, il faut renforcer les synergies entre institutions pour créer davantage d’occasions de soutien mutuel, y compris au niveau de l’œnotourisme. Bordeaux est une ville qui jouit actuellement d’une superbe dynamique, il y a une vraie fierté d’être Bordelais. Il faut travailler collectivement pour faire rayonner Bordeaux sous tous ses aspects et assumer ce rôle de « capitale mondiale du vin » qui nous oblige à l’excellence. La Cité du Vin nous a fait faire un grand bond en avant. Mais nous devons être encore plus offensifs sur la recherche, la formation, le tourisme, sans oublier d’être innovants sur de nouvelles prestations : je pense notamment au stockage sous douane ou RFSE (Régime Fiscal Suspensif Export) qui permet de stocker sans droit de douane de façon illimitée ; je pense aussi à la traçabilité, sujet sur lequel les consommateurs sont de plus en plus exigeants et sur lequel nous pouvons toujours mieux communiquer.
Au-delà de la dynamique bordelaise, c’est tout le vignoble français qui, depuis quelques mois, s’invite de nouveau dans le débat public, sur la scène politique, sur la scène économique. Est-ce qu’enfin, la France redécouvre son vin ?
Certainement, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. Tout cela relève du bon sens. La chape du politiquement correct tend à se lever et l’on revient vers des discours plus raisonnables, même si l’on a toujours des positions « extrêmes » de certains organismes. En contrepartie, notre filière doit continuer à montrer qu’elle est responsable dans les messages qu’elle envoie. C’est comme cela que nos dirigeants politiques seront de nouveaux fiers du vin français et en défendront les couleurs.
Né en 1962, Allan Sichel est de nationalité française et britannique. Il est marié et père de 3 enfants. Allan Sichel est PDG de la Société familiale de négoce Maison Sichel, depuis 1998.
Il a occupé de nombreuses fonctions et responsabilités au sein de sa famille professionnelle, au niveau régional mais aussi national.
De 2013 à 2016 : Vice-président du Conseil Interprofessionnel du vin de Bordeaux
Depuis 2011 : Administrateur de l’UMVIN, Fédération Nationale du Négoce
De 2004 à 2008 et de 2010 à 2016 : Président de la Fédération des négociants de Bordeaux et de Libourne
De 2003 à 2008 et de 2010 à 2016 : Président de l’Union des Maisons de Bordeaux (syndicat des négociants)
Membre de la Commanderie du Bontemps, Membre de la Jurade de Saint-Emilion, Conseiller municipal à Margaux.
Ci-dessous, de gauche à droite : Alexander, James, Benjamin, Allan, Charles, Max, David Sichel.
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