Vendredi 22 Novembre 2024
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14.10.2016
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Ce sont deux grands crus classés de Saint-Estèphe. L’un est une propriété familiale, l’autre appartient à l’homme d’affaires Martin Bouygues. Ils ont des histoires différentes, des stratégies différentes, des images différentes – même des calendriers de vendanges différents. Mais ils partagent un objectif commun : une conversion totale à la viticulture biologique, voire biodynamique, dans les années à venir.
« Je suis né ici, j’ai grandi sur cette propriété, et sincèrement, je n’ai jamais vu des vendanges se dérouler dans un confort pareil ». Basile Tesseron a le sourire. Troisième génération à la tête du château Lafon-Rochet, 4ème Grand Cru Classé 1855 acheté à la fin des années 50 par son grand-père Guy (qui fit l’acquisition quelques années plus tard de Pontet-Canet à Pauillac) puis repris à la fin des années 90 par son père Michel, le jeune viticulteur savoure la naissance d’un millésime 2016 qui s’annonce très flatteur dans le nord-Médoc. « Le scénario est quasiment idyllique », nous raconte-t-il. « Nos terroirs riches en argiles ont préservé le vignoble pendant les fortes chaleurs estivales, et les petites pluies de septembre ont fait du bien au végétal, si bien que l’on s’attend à avoir de beaux rendements. Nous avons commencé les vendanges il y a une dizaine de jours avec les merlots, nous attendons encore que les cabernets – qui sont très majoritaires dans l’assemblage du grand vin – soient parfaitement à point pour commencer à les ramasser, cette fin de semaine ou début de semaine prochaine. Nous sommes cependant vigilants par rapport aux pluies et aux baisses de température (l’entretien a été réalisé mardi 11 octobre, NDLR) ».
Lafon-Rochet, nouvelle génération
Dans tous les cas, Basile se félicite que ce millésime 2016, qu’il espère « encore meilleur que 2015 » à Lafon-Rochet, se déroule dans de telles conditions, d’autant qu’il étrenne réellement les nouvelles installations (chai et cuvier) inaugurées en 2015 mais finalisées cet hiver : un arsenal d’une quarantaine de cuves en béton et inox, pilotées par écran tactile, dont les contenances différentes permettent de vinifier à l’échelle intra-parcellaire. « Désormais nous avons l’outil pour aller vers encore plus de précision dans nos vins », s’enthousiasme Basile.
Une précision au chai qui s’accompagne aussi d’une révolution en douceur dans la conduite du vignoble. « Depuis 2010, nous faisons des essais en bio et en biodynamie, avec un grand coup d’accélérateur depuis cette année », explique le directeur technique Lucas Leclercq, arrivé à Lafon-Rochet en 2009 après avoir – notamment – travaillé deux ans à la Romanée-Conti, en Bourgogne. « Notre objectif est de faire basculer l’intégralité du vignoble (42 hectares, dont 40 d’un seul tenant, NDLR) vers l’agriculture bio, voire biodynamique, dans les prochaines années », explique-t-il. « La labellisation bio est une option mais ce n’est pas suffisant, nous voulons vraiment aller encore plus loin, d’où notre intérêt pour la biodynamie, et une réflexion globale sur notre consommation en carburant, sur la conduite durable de toute la propriété – nous sommes d’ailleurs en certification SME depuis l’année dernière ».
Cette conviction est partagée bien sûr par la chef de culture Anaïs Maillet et Basile Tesseron lui-même, qui revendique cette approche « nouvelle génération » de la viticulture, tout en pensant aux suivantes : « j’ai quatre garçons, leur terrain de jeu c’est ici, ce sont ces vignes. J’ai le devoir d’avoir cette prise de conscience environnementale, pour eux, pour ceux qui travaillent au vignoble, pour les consommateurs, pour la nature qui nous entoure (Lafon-Rochet est voisin d’un site classé Natura 2000) ». Entre autres évolutions, l’équipe teste aussi d’autres pistes d’élevage – amphores, foudres Stockinger de 15 hl – et entend développer l’œnotourisme avec une ouverture 7 jours sur 7 à partir de janvier 2017 et une petite boutique proposant gros flacons et vieux millésimes. A Lafon-Rochet, qu’on se le dise, l’avenir est en marche.
Château Montrose, le géant se réveille
A quelques pas de là, au château Montrose, 2ème Grand Cru Classé 1855, les vendanges, démarrées le 23 septembre, se terminaient hier jeudi. Pas exactement le même tempo que Lafon-Rochet, donc. Plus proche de l’estuaire de la Gironde, doté de terroirs différents (quoiqu’également riches en argiles), le vignoble de 95 hectares, propriété de la famille Bouygues depuis 2006, a donc connu des maturités un peu plus précoces. Mais même si, ici aussi, le millésime 2016 donne le sourire à tout le monde, rien n’a été pris à la légère. « Ce millésime a principalement reposé sur deux enjeux en terme de prise de décision », explique le gérant du domaine, Hervé Berland. « D’abord, mobiliser plus de personnel que d’habitude, pour parer à toute complication à la cueillette, pouvoir ramesser bien et vite : nous avons une troupe de vignerons très fidèles, qui nous vient d’Andalousie, la même depuis des décennies. L’an dernier ils étaient 63, cette année 90. Une force de frappe qui nous a permis d’être rapides et précis, car c’était là le deuxième enjeu : être très attentif à l’intra-parcellaire, à la vie de la vigne, pour s’adapter aux disparités de sols, de pentes, d’orientations, et ramasser chaque raisin au meilleur moment ». Satisfait d’avoir rentré une vendange à parfaite maturité (« même nos merlots sont magnifiques de texture et de puissance, ils sont presque pomerolesques ») et en parfait état sanitaire, Hervé Berland s’enthousiasme déjà du profil de ce 2016, « qui sera moderne, mais sans excès d’alcool. Cela fait 40 ans que je suis dans ce métier, et chaque millésime est différent, unique. La nature nous a donné tous les éléments, c’est maintenant à la main de l’homme d’en tirer le meilleur ».
Depuis dix ans, sous l’impulsion de Martin Bouygues, de Hervé Berland et des équipes travaillant à la vigne comme au chai (la chef de culture Patricia Teynac, le maître de chai Vincent Decup), Montrose amorce un véritable renouveau. L’une des étapes majeures a été l’inauguration d’un nouveau chai somptueux en 2014, qui sera complétée l’année prochaine par une rénovation du cuvier, afin d’adapter les volumes des cuves à l’exigence d’un travail à l’intérieur même des parcelles. Parallèlement, c’est à la vigne qu’a lieu le gros du travail. « Depuis trois ans, nous avons mené de nombreux essais sur le bio et la biodynamie, notamment à travers une parcelle expérimentale que nous conduisons avec quatre modes de culture différents », expliquent Hervé Berland et ses équipes. « Cette parcelle n’est pas située sur le terroir le plus simple, et les conclusions sont satisfaisantes. Aujourd’hui, 15 hectares sont conduits en bio, et pour la première année, nous avons eu recours à des pratiques en biodynamie, avec l’aide d’un consultant spécialisé en la matière, Jacques Fourès. Tout s’est passé pour le mieux, la vigne a très bien réagi. Nous avons encore de l’expérience à acquérir pour bien définir le chemin que nous voulons suivre mais désormais, en accord avec nos investisseurs, il est acté que nous ne ferons pas machine arrière : à l’horizon 2020, l’intégralité du vignoble de Montrose aura basculé en bio ou en biodynamie. C’est une nécessité sociétale, environnementale et philosophique ».
Toute l’équipe se montre très enthousiaste à cette idée, à commencer par la chef de culture Patricia Teynac, qui, tout en montrant fièrement son nouveau dynamiseur, souligne la nécessité « d’aller pas-à-pas, d’être bien accompagné pour convertir un tel vignoble ». Le maître de chai Vincent Decup constate : « du point de vue des jus, on ne remarque pas encore de différence nette entre les vignes conduite en bio et les vignes conduites en conventionnel. Mais on guette bien sûr l’éclat, l’énergie en plus que le bio et la biodynamie sont supposés apporter ». Ce projet de conversion s’inscrit là aussi dans une stratégie globale, pour un vignoble durable, ce qui passe par l’acquisition de tracteurs électriques 40% plus légers, 3000 m2 de panneaux photovoltaïques sur le toit du chai, mais aussi un long travail sur des sélections massales à partir de plants de cabernet septuagénaires. Et Vincent Decup de conclure : « c’est un travail de longue haleine, on travaille pour les générations à venir, mais c’est une aventure passionnante ».
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