Vendredi 27 Décembre 2024
(photos : Jean-Bernard Nadeau)
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Date
16.05.2019
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Grande figure du vignoble bordelais, André Lurton, propriétaire notamment des châteaux Bonnet, Couhins-Lurton et La Louvière, s’est éteint aujourd’hui à l’âge de 94 ans. En avril 2015, il accordait à « Terre de vins » une interview dans laquelle il portait un regard vif et éclairé sur ce milieu bordelais qu’il connaissait par cœur. Nous republions cet entretien.
Aîné des quatre enfants de Denise Recapet et François Lurton, petit-fils de Léonce Recapet, créateur de cette dynastie et figure tutélaire, André Lurton a lancé l’appellation Entre-deux-Mers puis l’appellation Pessac-Léognan, les deux terroirs où il a développé ses richesses (Château Bonnet représente une bouteille d’entre-deux-mers sur trois à l’export). Domicilié au château Bonnet où est installé le siège des vignobles André Lurton, il reçoit encore régulièrement à la table du salon familial. Hier, il accueillait le winemaker Michel Rolland, avec qui ils ont bu un Brane-Cantenac 1947 et un Clos-Fourtet 1953. La veille, il recevait son neveu et voisin de Château Marjosse, Pierre Lurton. Aujourd’hui André Lurton s’allonge sur le divan de « Terre de vins ». Toujours aussi libre, avec ce vocabulaire direct et familier qu’il affectionne, André Lurton livre son regard sur son parcours presque séculaire et ses inquiétudes face à l’avenir.
André Lurton, tu as 90 ans depuis peu : que gardes-tu de plus précieux de ces 90 années ?
Ce que je garde de plus précieux, c’est ce que j’ai fait pour la profession viticole et bordelaise. J’ai créé ou recréé l’appellation Entre-deux-Mers qui dormait sous des tonnes de poussière et j’en ai fait une appellation que j’ai toujours considérée comme étant de qualité. Malheureusement, nous sommes en concurrence avec l’appellation Bordeaux : une bande de gens n’y comprennent rien et s’accrochent à l’appellation Bordeaux. C’est l’appellation la plus stupide que je connaisse ! Elle ne veut rien dire. Tout est Bordeaux ! C’est comme si on défendait l’appellation Bourgogne. Je me suis accroché à sortir l’Entre-deux-Mers du néant. Ce vin, c’est moi. Je suis né pendant la vendange. L’année 1924 était une bonne année. Je n’en ai pas bu beaucoup mais il y en a encore quelques bouteilles à la cave…
70 vendanges au château Bonnet ! As-tu conscience d’être un monument à Bordeaux ?
Absolument pas. Rien du tout ! Et je n’ai rien fait pour moi, j’ai tout fait pour les autres. J’ai abandonné beaucoup de choses pour la profession viticole.
Avec tes frères Lucien et Dominique et avec ta sœur Simone, vous êtes parents de vingt-deux enfants dont presque tous possèdent un ou plusieurs châteaux. Quel regard portes-tu sur cette suprématie ? Sur cet empire viticole bordelais ?
Je trouve ça pas mal, mais c’est venu tout seul. On s’est engagé petit à petit, au besoin de l’économie viticole. Les besoins personnels, on ne s’en est jamais beaucoup préoccupés. On n’est pas mécontents d’avoir fait un certain nombre de choses, on a convaincu un certain nombre de gens. Quand j’ai fait l’appellation Pessac-Léognan, je ne pensais pas y parvenir. J’ai tout de même mis vingt-trois ans…
Pour s’endormir à Bordeaux, on pourrait compter les Lurton… Lequel est le meilleur d’entre vous ?
Allez demandez ça à tout le pays mais pas à moi. Je ne suis pas le meilleur ! Lucien (NDLR : son frère, basé au château Brane-Cantenac à Margaux) a fait un très bon travail pour lui, plus personnel que pour moi. Il a été aussi dans les syndicats viticoles et s’est investi pour la protection des terroirs. Ça a été mon dada pendant longtemps, y compris à la chambre d’agriculture où j’ai été vice-président pendant vingt ans. À la périphérie de Bordeaux, tous les terroirs viticoles étaient en danger. Les gens qui voulaient construire n’avaient qu’à prendre les terrains viticoles qui étaient les plus sains.
Le mitage du territoire viticole a été l’un de tes grands combats…
Oui ! J’y ai passé un grand moment de ma vie… On s’est accroché. La chambre d’agriculture m’a bien aidé. Ils m’avaient confié en tant que vice président la charge de la protection des terroirs. La menace est toujours là mais moins affirmée : on s’est un peu excités et dans les administrations ils avaient compris et disaient « il ne faut pas aller en Lurtonie… » Certains maires se conduisent comme des cons, ne font pas attention aux travaux qui ont été faits. Nous, nous avons réussi à sanctuariser des zones viticoles pour l’appellation Pessac-Léognan. Je suis pugnace. Je suis de cette race de chiens qui vous mordent les fesses et ne vous lâchent pas…
Tu y es donc parvenu en 1987. Cela fera bientôt trente ans !
En Pessac-Léognan, un hectare vaut onze fois plus qu’un hectare de Graves. Cela m’a valu vingt-trois ans de bagarres permanentes. J’avais en face de moi un type de très grande qualité, Pierre Guignard, le président de l’appellation Graves à l’époque (NDLR : c‘est d’ailleurs son fils, Dominique, qui vient cette année de reprendre cette présidence). La famille Guignard, ce sont des gens très biens. On s’est bagarré tous les deux. Lui ne voulait pas de cette appellation Pessac-Léognan dans les Graves et on le comprend car je partais avec le meilleur. Je pensais que c’était l’occasion d’en sauver une bonne partie. Il a fallu aussi se bagarrer avec l’Institut national des appellations d’origine. L’administration française est vivace…
Quel est ton regard aujourd’hui sur le château Bonnet et les vignobles André Lurton ?
Ça marche ! J’ai un directeur général, Pascal Le Faucheur, qui est compétent. Je suis le train en fonction de la vitesse acquise…
Si tout était à refaire, que changerais-tu radicalement ? En clair, as-tu des regrets ?
Je n’en sais rien. J’ai raté beaucoup de propriétés que j’ai vues mais on ne peut pas non plus ramasser tout le pays… Si vous voulez qu’on constitue une exploitation de 100 hectares, laissez-moi six mois : tout est à vendre. Ce n’est pas brillant. C’est pour ça qu’on n’est pas acheteurs de terres et de vignes dans le coin. Quand on fait du Bonnet, on essaie d’exceller mais on trouve des vins beaucoup moins chers que ce que l’on produit. En Entre-deux-Mers, l’économie souffre et ne valorise pas le vin suffisamment. Les marchés sont durs. Quand vous avez votre système commercial, ça va beaucoup mieux.
Tu ne passais plus par le négoce, et les choses vont justement évoluer…
Je me suis fait couillonner une fois, par un type qui venait de Belgique et s’est installé comme négociant. Je lui ai fait une vente à moins 10% mais je ne voulais pas qu’il le répercute sur le prix de vente. Or plusieurs jours plus tard, j’ai reçu des coups de fil. Les prix de vente étaient différents !
En 2002, La Louvière a dû sortir du négoce à cause de ça. Cela a été une catastrophe. Il y a eu une compétition entre enseignes. La valeur de La Louvière pour le consommateur était décalée du marché. On a donc créé notre force commerciale à cause de cet événement. Cette année, on va en effet revenir sur la place avec La Louvière et Couhins-Lurton en rouge et en blanc, avec le millésime 2014. On en est sortis suite à cette vacherie en 2002 mais on est aujourd’hui emmerdé de ne plus avoir le marché de Bordeaux pour nous aider.
Le château La Louvière est l’un de tes joyaux mais n’est pas classé malgré tous tes combats… C’est une blessure ?
J’en suis furieux ! Je connais ma valeur par rapport à certains. Peu sont meilleurs que nous, à part le côté Pessac avec Haut-Brion et la Mission Haut-Brion, Pape-Clément parfois mais pas toujours. Pour tout le reste, on est sur le même plongeoir. Je ne suis malheureusement pas le prince Philippe de Rothschild (NDLR : Mouton-Rothschild a pu intégrer le classement des grands crus classés 1855 en 1973). Le classement qui nous occupe a été modifié en 1959, mais depuis 1959 la possibilité de modification n’a pas changé. Et tous les crus classés de Graves sont férocement contre l’ouverture du classement. Si La Louvière devenait classée, je devrais aller voir si mon mausolée est en bon état ! S’il n’y a pas moyen de faire sans organiser la pagaille, je ne vais pas le faire. Pour La Louvière, je porterai un petit brassard noir… Il y a plus de risques à créer du désordre. J’ai toute ma vie travaillé pour que Pessac-Léognan devienne une belle appellation bordelaise, je ne voudrais pas qu’aujourd’hui, pour se faire plaisir, on s’emmerde à foutre tout le monde en pagaille.
Tu as été maire de la petite commune Grézillac en Gironde, durant quarante-cinq ans. En quoi le monde a-t-il fondamentalement changé ?
Ce qui a changé, c’est Daesh. Ce sont des gens qui entretiennent la haine. Quand on regarde en arrière, on s’aperçoit aussi que nous avons beaucoup fait. Il y a quarante-cinq ans, dans certaines maisons, il n’y avait ni l’eau, ni le gaz, ni l’électricité.
Tu es riche mais ta richesse n’a jamais été ostentatoire. C’est une éducation ? Une conviction ? Un engagement ?
C’est une position naturelle. Je suis naturellement paysan. J’ai des réflexions de paysans. Tout le monde pense que je suis le gros richard alors que ce n’est pas ce que je cherche. Je suis content d’avoir les décorations que j’ai eues, cela fait plaisir à l’égo mais ce n’est pas tout. Pourquoi voulez-vous que je change ? Quand mes collaborateurs se mettront en grève parce que je les emmerde, cela sera le moment de réfléchir. Mais je ne pense pas que ça arrive. Mes salariés sont ma famille. Quand vous en avez marre, vous vous dites « je fous tout en l’air ». Mais quand vous avez 180 personnes, vous réfléchissez et vous restez.
André Lurton, de gauche ou de droite ?
Je suis un pauvre type de droite, de droite à tout prix. De gauche pourquoi, cela mène à quoi la gauche ? Je suis en termes amicaux avec certains hommes de gauche mais ils ne me feront pas évoluer. La droite est un système qui a rapporté à la France et au monde. Pourquoi aller à gauche ? Ils font la même politique que la droite. C’est idiot. À droite, certains sont cons comme des valoches sans poignées. Dans mon coin, j’aime Gérard César, ancien sénateur UMP. C’est un type très bien. Sarkozy est resté pendant cinq ans : c’est un homme de grande qualité qui pouvait faire des choses mais il ne les a pas faites. Il n’a rien foutu pour les choses importantes. Il me rend malade. Je ne voterai pas pour lui. Je voterai pour celui qui sera intelligent et compétent.
Un mot sur la mort ? Comment l’appréhendes-tu ?
J’ai la trouille. Je ne sais pas quoi faire. Je ne cherche pas à l’éviter mais si je peux gagner quelque temps, cela sera toujours ça de pris. J’y pense tous les jours. À mon âge, on est obligé d’y penser. 91 ans bientôt ! Tant sont morts depuis… En réalité, j’ai une crainte : que tout soit du bidon, que rien n’existe, que Dieu n’existe pas et que Dieu soit finalement la fabrication des hommes qui cherchent à se raccrocher à autre chose. Peu de gens pensent aux questions que tu me poses. Je finis par être agnostique, à ne plus croire en rien du tout. J’ai été chrétien et dirigeant d’Action catholique. Aujourd’hui, je n’ai plus la foi mais il faudra bien qu’avant de mourir, je me raccroche à quelque chose… Les croyants sont abêtis par les sornettes cléricales. Personne n’est revenu pour vous le dire… C’est ça qui est énervant.
Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
Château Margaux 1900 mais ils feront ce qu’ils voudront. Je leur laisserai de côté quelques bonnes bouteilles. Il y en a plein la cave ! Ils peuvent taper dedans…
Cet entretien a été publié dans Terre de vins n°34 de mars/avril 2015.
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