Mardi 21 Janvier 2025
Martin, Vincent, et Kathleen Lordon dans les vignes de Saint-Sauveur à Vertus. ©DR
Auteur
Date
21.01.2025
Partager
Un immense domaine familial en pleine Côte des blancs est en train de renaître, celui de la famille Lordon, à Vertus, autour des ruines de l’ancien monastère de Saint-Sauveur. Un clos cultivé depuis 900 ans, des caves voûtées et condamnées de l’époque médiévale qui ne demandent qu’à être rénovées, de vieilles sélections massales, et une jeune génération la tête pleine d’idées, tous les ingrédients sont là pour construire l’une des plus belles marques de la Champagne : Princesse de Clèves.
Sur la Côte des blancs, la famille Lordon règne sur 18 hectares. Viticultrice depuis 1750, elle cousine avec beaucoup de vieilles dynasties de Vertus, en particulier les Prieur dont l’ancienne maison est aujourd’hui rénovée par Barons de Rothschild. À la grande époque d’Edmond Thomas et de son fils Frédéric, fin XIXe, début XXe siècles, certaines des bouteilles étaient commercialisées à la cour impériale du Japon, mais l’occupation et le pillage du domaine par les Allemands pendant la Seconde Guerre ont donné un coup d’arrêt à ce bel essor. Jean-Marie et André Thomas pendant les Trente glorieuses se sont donc recentrés sur le travail viticole avec des méthodes déjà avant-gardistes : récolte à maturité tardive et optimale, assemblages parcellaires…
Sauf que dans les années 1990, le domaine a fini par être délaissé, faute de relai familial. On a préféré alors s’en remettre majoritairement à une coopérative pour la vinification. Un gâchis auquel ont mis un terme deux neveux, Bernard Lordon et son frère Vincent. À l’âge de quarante ans, ce dernier, alors qu’il menait une belle carrière en région parisienne dans le négoce des matières premières, a tout abandonné en 2010 pour venir au chevet du domaine après une nouvelle formation à Avize. Si les deux frères ont commencé par restructurer le vignoble qui avait besoin notamment d’être rajeuni, ils ont repris aussi progressivement la main sur la partie vinification, en creusant de nouvelles caves dont le chantier a été confié à Vincent Fierfort en 2015, le même architecte qui a conçu les chais de Mandois et Billecart-Salmon.
Aujourd’hui, c’est au tour des deux enfants de Vincent, Martin et Kathleen Lordon de rejoindre l’entreprise, et ils ne manquent pas d’idées pour valoriser cette belle endormie. La première est de mettre en lumière l’histoire du domaine. « Ce qui est formidable, c’est que nous n’avons rien besoin d’inventer, elle est aussi prestigieuse qu’authentique », confie Martin. La famille est en effet l’héritière de l’abbaye de Saint-Sauveur dont les anciens bâtiments hébergent le siège de l’entreprise. C’est ce qui explique cette situation un peu singulière, en retrait et en surplomb de Vertus, alors qu’habituellement sur la Côte des blancs, les installations vigneronnes se concentrent dans les villages.
« L’abbaye a été fondée par Thibaud Iᵉʳ, Comte de Champagne, en 1080 ! Les Bénédictins entretenaient notamment la meute de chiens de ces grands seigneurs. Le monastère a connu son heure de gloire au XIVe siècle lorsque les moines ont payé une partie de la rançon du roi Jean II le Bon retenu otage à Londres, et que pour les remercier, ce dernier les a pris sous sa protection, leur octroyant les droits de haute et basse justice. »
Malheureusement, la Révolution française est passée par là. En 1795, confisquée par l’État, l’abbaye est revendue à la famille Prin d’Origny qui rase l’église et les bâtiments claustraux. « Mon arrière-grand-père a racheté en 1886. Il reste encore une partie du bâti de l’abbaye, notamment ce qui est devenu au XIXe siècle une maison de maître, mais aussi la glacière qui descend sous les vignes, des caves voûtées très anciennes, les restes de l’ancien cimetière des moines dans le parc, l’orgue du XVIe siècle déménagé dans l’église de Vraux, une très belle statue d’Urbain II retrouvée dans une grange, ce pape champenois qui a appelé à la croisade, et surtout, un clos de vignes d’un hectare trois cents, cultivé depuis plus de 800 ans ! »
C’est là le deuxième atout de Saint-Sauveur : son patrimoine viticole incroyable. Sur l’ensemble du domaine, l’âge moyen des vignes dépasse les cinquante ans, donnant aux vins une très belle concentration et une certaine minéralité grâce aux racines qui ont eu le temps de descendre très en profondeur. « Nous avons beaucoup d’anciennes sélections massales qui intéressent les chercheurs du Comité Champagne. Certains pieds ont 130 ans. D’autres, à Congy, sont même des vignes préphylloxériques qui n’ont pas été greffées. »
Le cœur du domaine est situé sur la partie sud du terroir de Vertus, là où les coteaux s’affaissent un peu et où les sols atteignent plus d’un mètre d’épaisseur avant d’arriver à la craie, raison pour laquelle, bien qu’implanté sur la Côte des blancs, le village était autrefois dominé par le pinot noir, plus adapté à ce type de terroir. À la différence de beaucoup d’autres vignerons, attirés par la surenchère des prix sur le chardonnay, la Maison a eu l’intelligence de préserver cet héritage et de conserver une certaine surface consacrée à ce cépage sur la parcelle des Bouveries.
Ce qui ne l’empêche pas, sur les nombreuses zones où la craie est plus affleurante, de mettre en avant le chardonnay. Côté pratiques culturales, elle expérimente certains usages de la biodynamie, en particulier dans le petit Clos Duval, dont les dimensions étriquées ne permettent de toute façon pas de pénétrer en tracteur et qu’il faut travailler avec le cheval.
Avant d’arriver sur le domaine, Martin s’est offert une petite mise en jambe. À 22 ans à peine, alors qu’il était encore élève de l’ESCP, il s’est amusé à créer de toutes pièces une marque en réutilisant tous les codes marketing des grandes maisons, mais avec les moyens du bord. C’est ainsi qu’est née « Princesse de Clèves ».
« J’ai réussi à ouvrir un pop-up store Avenue de l’Opéra pendant la période des fêtes en 2023 en me glissant entre deux baux hors de prix. En quelques jours, il a fallu réunir les autorisations nécessaires au commerce du vin, tandis que mes amis sont venus me donner un coup de main pour habiller le lieu comme une boutique de luxe. Les touristes internationaux ont adoré. J’ai aussi réalisé une vidéo, en m’inspirant de ce que font les maisons de haute couture, avec tout le côté glamour, festif et chic. Ce sont là-aussi des copains, dont certains en école de cinéma, qui ont accepté de réaliser le clip et de faire les acteurs. On a par exemple tourné place de l’Étoile où les 10 secondes de vidéo ont nécessité deux heures de tournage, un dimanche matin à 7 heures. La gendarmerie nous a arrêtés parce que nous filmions depuis une camionnette, portes ouvertes. Ils ont été sympas et nous ont laissé reprendre avec une voiture à toit ouvrant, à condition que tout le monde soit bien assis et attachés ! »
Outre des packagings très élégants, Martin s’est appuyé sur des cuvées haut de gamme issues des plus beaux terroirs de la Côte des blancs, comme les Monts Ferrés, ce lieu-dit au Nord de Vertus qui jouxte le Mesnil-sur-Oger, avec une craie très pure et des vins ciselés. « L’été dernier, je suis parti faire un mini tour d’Europe, c'est comme ça qu'on a commencé à vraiment rentrer dans les restaurants étoilés, où les sommeliers aiment bien le culot, et sont plutôt curieux. Beaucoup n’hésitent pas à procéder à des dégustations à l’aveugle pour arbitrer leurs sélections… »
« À Paris, j’ai réussi à placer mes champagnes chez Arkame, Alan Geamm, Pertinence, l’Ecrin, dans le Sud de la France, au Jardin de Berne et au Byblos à Saint-Tropez… En Belgique, la réussite est encore plus impressionnante, nous sommes chez Goffin à Bruges, l'Essentiel près de Namur, ITOMa à Lièges, Cuines 33 et Sel Gris à Knokke, Dim Dining, Frank, et Nathan à Anvers… Une grande partie de ce succès est lié au fait que je me suis déplacé personnellement, ce qui donne des échanges plus authentiques, alors que les sommeliers ont l'habitude de voir des distributeurs avec des portefeuilles de cuvées, c’est-à-dire des personnes qui ne mettent jamais les pieds dans les vignes. » Commercialiser d’emblée des champagnes aux tarifs des plus belles cuvées spéciales de la Champagne, il fallait oser, mais Martin a gagné son pari !
Pour ceux qui veulent découvrir la gamme et la vidéo : https://champagneprincessedecleves.com
Articles liés