Lundi 27 Janvier 2025
Eric Deletage, Paul Labruyère, Marie-Laurence Porte, Pascal Hénot et Nicolas Piffre décryptent pour nous le millésime 2024 à Bordeaux. ©DR et Guillaume Bonnaud (photo de droite)
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25.01.2025
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Trois mois avant la semaine des primeurs qui aura lieu dans le vignoble bordelais du 14 au 17 avril 2025, le cabinet d’œnologie Enosens – regroupant les laboratoires de Cadillac, Coutras, Grézillac, Saint-Savin et l’Union Régionale Agricole Bordelaise (URAB) – conviait une nouvelle fois les professionnels au stade Matmut Atlantique pour leur faire découvrir 50 échantillons représentatifs du millésime 2024, venus de 17 appellations bordelaises. Que réserve ce millésime ? Le point sur les différents terroirs du vignoble bordelais avec les témoignages des œnologues d’Enosens.
Alors, ce millésime 2024 à Bordeaux ? Au global, « une très belle surprise », expose un communiqué d’Enosens. Les conditions de ce millésime, marqué par le manque de chaleur et d'ensoleillement et par une pluviométrie record, auraient pu conduire à des raisins manquant de maturité. L'état sanitaire, marqué par le développement du mildiou en début de saison et du botrytis à l'approche de la récolte, auraient pu conduire à des vins manquant de netteté. Finalement, il n'en est rien.
Des blancs et des rosés explosant de fruit et de fraîcheur. Des rouges d’une parfaite buvabilité révélant fruité, rondeur et équilibre. Si cette bonne surprise est un cadeau de la nature, c’est surtout la récompense du travail des hommes. Il leur a fallu, tout au long de la saison, lutter contre les éléments et la pression de maladies, travaillant entre les gouttes pour traiter ou pour vendanger. Les volumes sont faibles, mais la qualité est là. Fraîcheur et buvabilité sont les maîtres-mots pour ce millésime marqué par une campagne viticole humide et intense, des rendements déficitaires et des vinifications précises et techniques au chai. Plus en détail, voici un premier aperçu de ce 2024 côté Médoc, dans les Graves, à Pessac-Léognan et à Sauternes, sur la rive droite, à Blaye et Bourg, et dans l’Entre-deux-mers.
Dans le Médoc, ce millésime 2024 se caractérise par de jolis fruits noirs avec un peu de fraîcheur, comme en 2023, une maturité phénolique plus aboutie que la maturité aromatique, et des tanins assez fins, doux et sucrés. Heureusement d’ailleurs, car ils viennent contrebalancer une acidité et une tension plus importantes que sur les derniers millésimes, qui ont pu avoir tendance à engendrer des finales un peu dures pour ceux qui ont été sur des extractions ou des macérations assez longues. En 2024, il ne fallait paniquer et vendanger à l’arrivée du botrytis, apparu assez tôt et fort mais qui s’est rapidement calmé, au risque de ne pas avoir la meilleure maturité. Ceux qui ont su prendre le risque d’attendre ont obtenu les résultats les plus intéressants.
En blanc, 2024 est parmi les meilleurs millésimes depuis des années dans les Graves, avec un bel équilibre sur l'aromatique, la fraîcheur et le volume de bouche, malgré de petits rendements de 25-30 hectolitres par hectare. Les sauvignons expriment les thiols, les agrumes et les fruits exotiques pour les vignerons qui ont un peu plus poussé la maturité. Les degrés alcooliques se situent naturellement entre 12 et 13 maximum. L'acidité, un peu mordante lors de la fermentation alcoolique, est maintenant plutôt consensuelle, tempérée par un élevage sur lies qui a amené beaucoup de gras, de volume de bouche et une belle sucrosité. Les sémillons ont quant à eux eu plus de mal à mûrir dans les Graves, mais ont donné de jolis résultats, avec un côté pierre à fusil, une belle minéralité, des fruits blancs, de la pêche, de la poire.
En rouge, les Graves ont été parmi les appellations les plus compliqués à gérer cette année. Les terroirs n'ont pas toujours très bien réagi aux quantités d’eau qui ont fait le « yo-yo ». Les maturités se sont étalées, avec des vendanges débutées mi-septembre et parfois achevées début, voire mi-octobre, selon les cépages. Les maturités ont été abouties au niveau aromatique, avec du fruit toujours au rendez-vous, qu'il soit frais, mûr, noir ou rouge. Par contre, les taux de sucre ont pu être complexes à obtenir pour avoir le droit de ramasser, avec les pluies successives qui n’ont cessé de diluer, donnant des raisins pas forcément très concentrés en tanins mûrs.
Finalement, les vins dévoilent un profil plutôt moderne, avec une énorme sucrosité, de la rondeur, beaucoup de fruit. Ce ne sont pas des monstres de structure tannique, mais ça n'a jamais été le cas des Graves. La bonne surprise vient des malbecs, qui s'en sortent très bien, tout comme certains merlots sur les terroirs avec un peu d'argile en profondeur, qui ont permis une meilleure régulation hydrique. On n’aurait pas parié sur les cabernets au départ, mais il y a des choses très intéressantes, avec beaucoup de fraîcheur, des côtés floraux, violette, groseille. Malheureusement, les rendements sont très bas, les Graves ayant été l'une des appellations les plus touchées en termes de climatologie.
En Pessac-Léognan, ce n'est pas du tout la même musique que dans les Graves. Comme ces terroirs sont très précoces, tout s'est mieux passé au niveau phénologique. En blanc, les rendements sont bons et les raisins très expressifs, avec des sauvignons plutôt sur les fruits exotiques et les agrumes. Les fermentations se sont déroulées sans problème. On obtient des vins avec beaucoup d'acidité, bien plus que dans les Graves, et toujours cette rondeur en bouche, cette sucrosité, ce côté suave. Cet équilibre fait que le bois ne marque pas tant les vins, qui se dévoilent déjà harmonieux entre fruité et boisé. Grâce aux pH, je pense que ce millésime se gardera très longtemps.
Du côté des rouges, il y a eu un peu de tout. Ceux qui ont eu du mildiou ont forcément été impactés sur les rendements, les autres ont plutôt été dans la moyenne. Les vins affichent des profils très fruités, ronds, avec plus de tanins que dans les Graves, car ils ont moins souffert de contraintes, donc ont plus d'équilibre. Le botrytis a été plutôt bien géré, les propriétés de l’appellation étant bien équipées au niveau technique, avec des systèmes de tri performants. Les 2024 ne seront pas forcément d'une très grande garde comme les 2022 ou 2023, mais sont parfaitement dans l’air du temps, avec leur fruit juteux et leur facilité de consommation. Les deuxièmes et troisièmes vins vont notamment constituer de belles affaires.
Dans l'ensemble, Sauternes est peut-être, de par sa précocité, l’appellation bordelaise qui s'en sort le mieux. Le botrytis s'est installé assez tôt sur des raisins mûrs relativement tôt. Ensuite, le choix de la concentration ou non dépendait plutôt des types de profils recherchés par les producteurs. Pour des raisons de gelées, les rendements ont parfois pu être très bas, de l’ordre de 4-5 hectolitres par hectare. En revanche, pour tous ceux qui n'ont pas gelé, ils étaient plutôt bons, de l’ordre de 18-20 hectolitres par hectare, même sur des crus classés. Malgré les pluies, le botrytis est toujours resté sur la pourriture noble, grâce au vent qui a séché les raisins, amenant une grosse perception de sucrosité et du gras qui viennent contrebalancer l’acidité relativement élevée. Ces 2024 sont des vins aromatiques et frais au profil là aussi très moderne.
Sur la rive droite, c’est un joli millésime malgré tout. Je dis « malgré tout » car le climat n'était pas favorable au départ. Nos viticulteurs ont souffert, ont dû se battre contre les éléments, il a plu tout le temps, manqué de chaleur, de soleil, il a fallu traiter entre les gouttes pour protéger les raisins du mildiou et éviter de perdre de la récolte. Du fait de ce millésime mouillé, le botrytis s'est invité quand le raisin commençait approchait de la maturité. Deux erreurs ont alors pu être commises : vendanger en sous-maturité alors que le botrytis ne s'est finalement jamais vraiment développé, et ne pas avoir extrait en ayant peur d'une matière insuffisamment mûre.
Cela a pu conduire à des vins simples et légers, alors que lorsque les vignerons ont osé aller chercher le vrai potentiel par l'extraction et le travail au chai, les vins rouges du Grand Libournais offrent un joli profil, avec de très belles couleurs, de l'équilibre, de la rondeur, de la densité, de très beaux volumes de bouche, de la souplesse, de la fraîcheur, du fruit, de la buvabilité. Dans ce millésime, il n’y a jamais d'amertume, de dureté ou d’astringence. Ces vins sont franchement agréables. Le seul bémol, ce sont des rendements faibles de 35 hectolitres par hectare en moyenne.
Ce 2024 a été très compliqué en général au niveau viticole. Il faut saluer la résilience des viticulteurs. La campagne a été très pénible, mais ils s’en sont finalement globalement très bien sortis, que ce soit en blanc ou en rouge. En blanc, les sémillons et sauvignons étaient un peu moins touchés par le mildiou et le botrytis que les rouges. Au final, les vins blancs ont beaucoup de fraîcheur, ils sont très typés sauvignon, très thiolés, avec de belles acidités et une qualité assez homogène. En rouge aussi, la qualité est assez homogène, les viticulteurs ayant été assez vigilants malgré la difficulté du millésime, avec peu de déviations liées au mildiou et peu d'attaques de vers de grappe.
Au final, ce n'est pas un grand millésime, mais un millésime assez qualitatif qui correspond bien aux attentes du consommateur actuel, avec ses vins sur la fraîcheur et la souplesse, plutôt que très structurés. Les rendements sont le bémol, avec, sur le secteur du Blayais et du Bourgeais, 30 hectolitres par hectare en moyenne, ce qui n'est pas énorme par rapport à la cinquantaine autorisée.
En entre-deux-mers blanc, ces 2024 se sont révélés très aromatiques dès le début de fermentation, avec des sauvignons nettement sur le côté thiolé, les agrumes, les fruits exotiques, et non sur les fruits très mûrs comme en 2022 ou dans certains secteurs en 2023. Ceux qui ont réussi à récolter le sémillon au bon moment ont pu amener du gras à leurs assemblages. Il y a vraiment des bombes de fruits et de volume cette année, c'est très intéressant !
En rouge, les merlots ont vraiment souffert à cause du climat de 2024, mais ceux qui ont réussi à traiter ont obtenu de bons vins sur le fruit rouge frais, gourmands, et bien plus légers en alcool et en matière que ces deux ou trois dernières années. Ceux qui ont la chance d'avoir du cabernet sauvignon et surtout du cabernet franc, plus résistants au botrytis, ont obtenu une meilleure maturité et de meilleurs rendements. Les cabernets sont parmi les meilleures cuves que j'ai faites, ce qui n'est pas forcément typique de l'Entre-deux-Mers. Ils dévoilent un profil sur les fruits noirs assez mûrs, un côté épicé et une couleur qui est ressortie quasiment mieux que sur nombre de merlots, souvent vendangés un peu plus tôt à cause du climat.
Je n'ai pas connu les années 90 en tant qu’œnologue, mais de ce que j'entends, on revient à ce type de vins frais, avec de la buvabilité mais aussi un potentiel de garde selon les appellations, et selon la façon dont les vins ont été travaillés au chai.
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