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[ENTRETIEN] Angelo Gaja, géant du vin italien

Angelo Gaja et sa famille

Angelo Gaja (à droite), aux côtés de sa famille, de gauche à droite : Rossana, Giovanni, Lucia et Gaia. ©DR

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

16.12.2024

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Présent le 10 décembre à Bordeaux pour un « Grand Entretien » face au public de La Cité du Vin, Angelo Gaja nous a accordé, à cette occasion, une interview en toute intimité. L'occasion de revenir sur l'extraordinaire trajectoire de ce grand vigneron du Piémont, figure emblématique du vin italien, récemment classé 2ᵉ « marque mondiale » au classement Liv-Ex Power 100.

Vous êtes né en 1940, et incarnez la quatrième génération d'une histoire familiale démarrée en 1859...

Oui, c'est une aventure démarrée par mon arrière-grand-père Giovanni, puis continuée par mon grand-père Angelo, mon père Giovanni, moi-même et, à 84 ans, j'ai la chance de pouvoir passer le flambeau à mes enfants : mon fils Giovanni, mes filles Gaia et Rossana, qui sont la cinquième génération. J'ai rejoint l'exploitation en 1961, après une première formation en œnologie. J'avais la vingtaine, et mon père m'avait recommandé de me forger d'abord une expérience au vignoble avant d'entrer en cave.

Parallèlement, je suivais des études universitaires d'économie et de commerce. Pendant quatre ans, j'ai appris sur le terrain, le travail de la vigne, le greffage, en compagnie d'un chef de viticulture qui ne cessait jamais de me pousser dans mes retranchements pour que je m'améliore. À la fin des années 1960, j'ai commencé à intervenir dans la cave. En 1970, j'ai commencé à travailler avec un brillant œnologue de Barbaresco, Guido Rivella. Notre collaboration a duré 45 ans, le talent de Guido m'a permis d'être davantage concentré sur la stratégie de développement du domaine, la présence sur les marchés.

À cette époque, dans les années 1960-1970, les vins du Piémont n'avaient pas encore le rayonnement mondial dont ils jouissent aujourd'hui. Vous faites partie des figures qui ont permis cet essor des vins piémontais.

Il faut bien retenir qu'au cours du siècle dernier, dans le Piémont, on ne ramassait des raisins parfaitement mûrs que deux ou trois années sur 10. Deux ou trois autres années, les récoltes étaient moyennes, et le reste du temps, c'était très pauvre en qualité. Le changement climatique, qui s'est fait fortement ressentir depuis la fin du XXᵉ siècle, a permis de rentrer une vendange saine et mûre chaque année (cela s'est accompagné d'une montée des niveaux d'alcool, parfois de façon trop appuyée). Bref, autrefois, il y avait de grands millésimes dans le Piémont, mais qui alternaient avec des millésimes beaucoup plus médiocres. Aujourd'hui, le niveau qualitatif est beaucoup plus régulier.

Lorsque j'ai pu monter en responsabilité au sein du domaine familial, le fait de pouvoir m'appuyer sur Guido Rivella pour le volet production m'a permis de développer fortement l'image et la commercialisation de nos vins. J'ai toujours eu un pied dans les vignes, et un pied sur les marchés, pour porter cette bonne parole, et cette présence, cette incarnation, est plus importante que jamais, dans un monde où la compétition entre grands vins internationaux est extrêmement relevée.

Vous avez, en effet, impulsé beaucoup d'évolutions au sein du domaine familial, qui ont également profité à toute la région et au vin italien en général.

Je considère avant tout que je suis un homme qui a eu, dans sa vie, beaucoup de chance et de bonheurs (en italien, on dit « culo »). J'ai eu une grand-mère qui m'a beaucoup apporté : elle occupait une place importante dans le domaine familial, elle m'intimidait beaucoup et lorsque j'avais huit ans, elle m'a demandé ce que je voulais devenir… Elle m'a dit, répété, elle m'a même écrit, qu'il fallait que je devienne un artisan, et que cela exigeait quatre piliers : faire, savoir faire, savoir faire faire, et faire savoir. Ce sont des valeurs essentielles.

Ensuite, j'ai eu la chance d'avoir un père, qui s'était déjà imposé comme un vigneron emblématique de Barbaresco : sa réputation – et il avait eu l'idée de mettre notre nom en grand sur l'étiquette – s'étendait surtout sur le nord de l'Italie (Piémont, Lombardie, Ligurie), mais il avait su mettre en valeur les vins de cette appellation, qui souffraient d'un déficit de renommée par rapport à ceux de Barolo. Il n'hésitait pas à écarter les millésimes mineurs et à les vendre en vrac pour ne garder que les grands, afin de ne présenter que le meilleur. Il a enfin misé très tôt sur la présence de nos vins dans la grande restauration, en créant du lien avec les sommeliers, qui sont devenus nos plus précieux ambassadeurs.

J'ai beaucoup appris de mon père et j'ai poursuivi dans la voie qu'il a tracée, en renforçant notre présence dans les beaux établissements, en ne négligeant jamais notre présence sur le territoire italien (qui représente 15 % de nos ventes), et en nous étendant à l'export, en demandant toujours à nos distributeurs de privilégier toujours une présence de nos vins en restauration.

En 1978, j'étais à Munich, au restaurant Tantris, et leur carte des vins comprenait des pages entières arborant de nombreux millésimes de Petrus, de Mouton Rothschild, de la Romanée-Conti… Je leur ai suggéré d'avoir une plus grande profondeur de millésimes de Gaja, et j'ai commencé par obtenir une demi-page. Puis Ducasse a mis une page complète… Aujourd'hui, nous sommes le producteur italien qui a le plus de pages dans les cartes de vin mondiales, présent dans 2 000 restaurants dans le monde. Ce contact avec le consommateur est fondamental pour nous : si je dois dire les choses crûment, je veux que le vin soit acheté, bu et « pissé », pas qu'il devienne un objet de spéculation.

Dans les années 1990, vous vous êtes émancipé de votre Piémont natal, pour vous étendre en Toscane, pourquoi ce choix ?

C'est là aussi un « héritage » de mon père. Il disait qu'il fallait être capable de découvrir les sols qui permettent d'exprimer la meilleure qualité d'un cépage donné. Dans le Piémont, nous avons le Nebbiolo, un grand cépage qui est sublimé sur les territoires de Barbaresco et de Barolo, où nous nous sommes étendus dans un premier temps. Puis, nous avons regardé du côté de Montalcino, où s'épanouit le Sangiovese. Nebbiolo et Sangiovese sont des variétés aux caractères différents mais qui ont des points communs par leur capacité à vieillir avec grâce et à transmettre la grandeur d'un terroir.

Nous avons aussi planté un peu de cabernet-sauvignon et de chardonnay dans le Piémont (mon père a toujours eu l'élégance de me laisser suivre mes idées, même s'il ne les approuvait pas toujours, c'est pourquoi j'ai baptisé une cuvée « Darmagi », « Dommage » en dialecte piémontais), et deux ans après Montalcino, j'ai pu m'étendre à Bolgheri, pour démarrer une production autour de grands cépages internationaux, merlot, cabernet, etc. Cette région a prouvé que l'Italie pouvait produire de grands vins aussi bien avec des cépages autochtones qu'avec des cépages bordelais.

Le monde du vin subit actuellement des transformations profondes. Qu'est-ce qui, selon vous, permettra d'assurer la pérennité d'une grande marque, d'un grand vignoble, dans un contexte de plus en plus compétitif ?

La clé est de ne jamais transiger sur la qualité. Et donc d'être capable de faire des sacrifices. Si vous mettez Barbaresco ou Barolo sur votre étiquette, vous devez respecter la dignité de ce vin, et donc tout faire pour mettre le meilleur en bouteille. Si vous ne l'obtenez pas, écartez-le, ne le vendez pas, mais ne galvaudez pas votre nom ni celui de votre appellation. Cela implique d'être tout le temps au vignoble, d'apprendre sans cesse, de s'adapter, de toujours mieux connaître les sols, les sous-sols : ce sont eux qui nous donneront les réponses pour faire toujours mieux.

Et ensuite, d'être présent sur les marchés. De se retrousser les manches pour donner envie aux amateurs de boire nos vins. Nous connaissons beaucoup de difficultés, entre le changement climatique, la défiance envers l'alcool (alimentée par nos propres instances européennes, qui mettent le vin au même niveau que le plus vulgaire spiritueux) mais je suis persuadé qu'il y aura toujours une place pour les grands vins. Aucune boisson au monde n'a la même dimension culturelle, historique, la même profondeur de racines et de traditions. J'espère que le jour viendra où l'on aura su vraiment séparer l'image du vin de celle des autres alcools. J'ai 84 ans, j'ai fait ma part. Désormais, c'est à la génération suivante de continuer.

TERRE DE VINS AIME

« Sperss », Barolo 2018
« Sperss » signifie « Nostalgie » en dialecte piémontais. C'est un 100 % Nebbiolo, sélection parcellaire de Serralunga. Parfum floral, entre rose, iris, pivoine, rehaussée de cerise marasquin et d'un léger cuir. Beaucoup de finesse et de subtilité dans ce nez qui annonce une dentelle de Nebbiolo. Cela se confirme en bouche, avec une texture aérienne, satinée et savoureuse, un toucher de bouche d'une parfaite sensualité, soulignée par des notes finement fumées. La finesse l'emporte sur la puissance, une belle arête acide porte et étire le vin dans un grand élan de jutosité, jusqu'à la finale, signée par de superbes amers nobles. C'est grand.
97/100. Env. 350 €.