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[ENTRETIEN] Ariane de Rothschild : « le syndrome du plafond de verre est une réalité »

Auteur

Rodolphe
Wartel

Date

06.09.2017

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Pour le numéro 49 de « Terre de Vins », qui sort aujourd’hui dans les kiosques, Ariane de Rothschild, présidente du comité exécutif du groupe Edmond de Rothschild, s’est allongée « Sur le Divin ». Retrouvez ici en intégralité l’entretien qu’elle nous a accordé.

Ariane de Rothschild, née Ariane Langner en 1965, préside le comité exécutif du groupe Edmond de Rothschild. Titulaire d’un MBA à l’université de Pace à New York, elle a d’abord travaillé au sein de la Société générale en tant que cambiste puis chez le groupe d’assurances américain AIG. En 2008, Ariane de Rothschild intègre les principales entités du groupe Edmond de Rothschild et devient vice-présidente de la holding. Elle est également vice-présidente de la Société française des hôtels de montagne (vignobles et hôtels) récemment rebaptisée Edmond de Rothschild Héritage, vice-présidente honoraire de Rit capital partners (Grande-Bretagne), administrateur de Baron et baronne associés (champagne) et préside, entre autres, les fondations Edmond de Rothschild. Ariane de Rothschild a été nommée présidente du comité exécutif du groupe Edmond de Rothschild en 2015, groupe qui gère 150 milliards d’euros d’actifs pour 1 milliard de chiffre d’affaires, rassemble 3 000 collaborateurs côté finance mais 5 500 personnes au total. Au sein de Edmond de Rothschild Héritage, figure La Compagnie viticole, riche de plusieurs propriétés : château Clarke, château des Laurets, Remipere, Flechas de los Andes, Rupert et Rothschild et Macan en Rioja, soit 500 hectares de vignes en France, Espagne, Nouvelle-Zélande, Argentine et Afrique du sud qui produisent trois millions de bouteilles chaque année. Un poids conséquent dans la filière et une période charnière de reconstruction. Confidences d’Ariane de Rothschild qui nous a reçus à Paris.

Échanger avec Ariane de Rothschild nécessite pour les non initiés ou pour ceux qui connaissent la branche Lafite-Rothschild (Éric de Rothschild) ou Mouton-Rothschild (Philippine de Rothschild), quelques explications sur Edmond de Rothschild et la galaxie Rothschild…
On est considérés comme la branche française. Nous sommes tous cousins, plus ou moins éloignés ! D’ailleurs, on s’appelle tous « cousin ». Philippe était la branche anglaise. Depuis Edmond, mon beau-père, nous vivons en Suisse. Cela fait cinq générations que l’on vit en Suisse, mais nous gardons des activités très importantes en France. Edmond est le petit-fils du plus jeune enfant de James, branche française. Edmond est très connu pour sa passion des gravures et pour la donation qu’il a faite au Louvre. C’est une collection inestimable. La deuxième raison pour laquelle il est très connu est ce qu’on appelle en Israël le Hanadiv, le bienfaiteur. Le vieil Edmond a fait la plus grande donation de terre jamais faite en Israël. Il a financé le départ des kibboutz. Le premier pied de vigne emmené en Israël, c’est Edmond qui l’a emmené ! Au sujet de Benjamin (mari d’Ariane, NDLR), on parle beaucoup de son activité bancaire financière. Les activités non financières, nous les avons renommées Edmond de Rothschild Héritage afin de redonner à cette activité l’importance qu’elle a. C’est quelque chose qui n’est pas diffus mais qui a un poids économique important. Pour nous, l’essentiel est d’avoir un groupe avec deux jambes, une jambe financière pure et un métier plus traditionnel, plus attaché à la terre (viticulture, production de brie et hôtellerie). Et ce qui est propre à notre branche est que nous avons quatre jambes ! Finances, métiers de la terre, voile de haut niveau et activités philanthropiques. En terme de pérennité et d’impact, il est important d’avoir ces entités : elles se répondent les unes aux autres. Au niveau du groupe bancaire, les gens le perçoivent comme tel.

Comment vous répartissez-vous les rôles avec ton mari Benjamin ?
Benjamin est « chairman », président, et moi je suis beaucoup plus à l’exécutif. Il est sur du « high level » et moi je suis présente tous les jours au quotidien, partout, dans tout. Comme je suis hyper active, j’ai tout le temps besoin de bouger et de m’alimenter, tout le temps.

Tu es née à San Salvador et tu as grandi dans différents pays du monde, Bangladesh, Colombie, Zaïre… En quoi ces pérégrinations ont-elles été constructrices ?
Je remercie mes parents pour leur curiosité. Le fait de bouger tout le temps demande des capacités d’adaptation rapides et permanentes et une vraie curiosité. Si vous n’êtes pas curieux, c‘est un peu compliqué. Ces voyages ont fait germer également une très grande tolérance. Je porte peu de jugements. Ces pays étaient en voie de développement. Cela m’a permis, après, en rentrant en Europe, d’avoir un côté plus terrien des choses, une façon de relativiser. L’attraction que pourrait constituer l’univers Rothschild, l’attraction des sirènes, je ne l’ai pas tellement. J’ai conscience de ma chance et de la notion de chaque jour qui passe. Chaque jour, j’ai l’impression que je n’ai pas fait assez. Je remplis mes journées de façon très intense.

Tu œuvres pour la parité homme femme au sein de ton groupe, jusqu’au comité exécutif. Un mot sur le sujet. C’est un combat ? Pourquoi faut-il à ce point l’imposer ?

Je ne suis pas féministe. Non. Ce n’était pas un sujet. Par contre, le syndrome du plafond de verre est une réalité. Je pense que c’est important d’accompagner des femmes. Au comité exécutif, nous sommes à 50/50 et les dynamiques sont très intéressantes sur ce type d’échange. Nous n’avons pas les mêmes sensibilités et l’addition des sensibilités est intéressante. Je suis la seule femme à diriger à Genève une banque mais ce n’est pas un sujet pour moi. Dans les salles de trading, on était deux femmes et 80 hommes. Cela ne me dérange pas du tout. Ensuite, en montant l’échelle, je me suis rendu compte qu’il fallait accompagner des femmes dans des postes stratégiques.

Tu pilotes au sein de votre groupe la gestion entrepreneuriale (vignoble, hôtellerie, agriculture). Quelle est la stratégie de cette diversification ?
Ce n’est pas une activité de diversification, c’est une activité complémentaire. C’est la gestion de l’héritage que nous a transmis mon beau- père. Naturellement, nous sommes à activités multiples. Nous sommes toujours en train d’investir, de créer, et nous avons toujours eu un ancrage dans la terre. Cela caractérise les Rothschild au sens large. Pour moi, Edmond de Rothschild Héritage est une activité naturelle. C’est un complément de la banque. Cela me paraît logique de posséder un portefeuille diversifié. Mettre tout dans la finance ne serait pas raisonnable. Dans la famille, l’objectif est de perdurer.
À Megève, par exemple, ce qui est intéressant, c’est de passer à la vitesse supérieure, de passer à un hôtel familial 5 étoiles de luxe vers une histoire différente. Ce que les gens oublient c’est que ce sont des investissements très lourds. C’est un projet de 150 millions d’euros ! C’est un projet énorme qui est dans la continuité de notre présence à Megève.

Comment s’adosse-t-on à un groupe qui est le Four Seasons tout en gardant un ADN et un art de vivre à la Rothschild ?
Avec le Four Seasons de Megève, c’est la première fois que les deux marques vivent l’une à coté de l’autre. Si une famille ne regarde que le résultat net, elle ne passe pas autant de générations. Il faut s’inscrire dans un très long terme. Typiquement, un contrat avec le Four Seasons nous engage sur 80 ans ! C’est une réflexion au niveau de la région: cela repositionne la ville de Megève différemment. C’est le premier hôtel Four Seasons de montagne en Europe. Cela a demandé six années de négociations. En France, le regard sur l’argent est un peu pathétique. Pour moi, c’était important d’investir en France. Notre famille a toujours eu un attachement très fort à la France et nous renouvelons cet attachement. Cet établissement ouvrira en décembre 2017.

Au sein de ton pôle vin figurent six propriétés installées dans quatre pays différents. Là encore, que souhaites-tu faire de ce pôle vin ?

La stratégie des quinze dernières années était de s’orienter vers les « wines of the world » sur les meilleurs terroirs. L’objectif était de choisir les belles zones de production pour offrir une gamme de vins du monde. Avec cette nouvelle équipe, il est important de faire un point d’étape. Je leur ai dit « si vous aviez une page blanche, que feriez-vous » ? J’attends ce plan. J’ai besoin d’avoir une équipe qui a des convictions très fortes. Aujourd’hui, on est à trois millions de bouteilles. C’est un niveau à la fois trop grand ou trop petit. On est au milieu. Cela demande de se poser. Tout n’est pas un long fleuve tranquille.

Difficile également de ne pas parler de château Clarke, un grand listrac qui ne rayonne pas à sa juste valeur. Quel projet pour cette pépite du médoc qui est restée terriblement discrète ces dernières années ?

C’était un peu la réponse du « c’était comme ça ». Cette réponse est terrible. Les gens étaient là depuis très longtemps. Il y avait trop d’habitudes, trop de facilité, une espèce de mollesse. Clarke n’est pas un premier cru. C’est un cru bourgeois, certes, mais il faut en être fier. J’aime les propriétés qui ont des aspérités fortes. Pendant des années, j’ai trouvé que Clarke était trop boisé. On nous répondait « c’est comme ça ». Mais les goûts changent ! Vous devez remettre en question votre goût régulièrement. Ce que je trouve encourageant, ce sont les retours sur la qualité de la terre. Nous allons faire monter Clarke en qualité. Clarke était aussi un très beau jardin avec des sculptures magnifiques. Cela n’a jamais été mis en valeur…

Nouvelle identité, nouvelle direction… Une remise en cause en profondeur vient d’être opérée. Qu’est-ce qui ne fonctionnait pas avant ? Et quelle feuille de route a été donnée à Boris Bréau, le patron de la Compagnie vinicole ?

Il est important que les équipes aient des options très fortes, de vraies convictions. Un héritage et une stratégie ne vont pas toujours dans le même sens. Vous avez une responsabilité de re-questionner l’héritage et la stratégie. « C’est comme ça » est la pire des réponses. Il faut se reposer les vraies questions sur la typicité de ces vins. Où veut-on les positionner ? Leur image, leur distribution… Je veux que les équipes osent la question profondément, de façon objective.

Quels sont aujourd’hui les échanges et les synergies entre les différentes branches de la famille Rothschild ? Avec Éric (Lafite-Rothscild) et Philippe Sereys (Mouton-Rothschild) notamment ?

Nous sommes le premier actionnaire du château Lafite-Rothschild, géré par Éric.

Les trois branches Rothschild ont également créé Champagne Baron de Rothschild, un très beau champagne dont la croissance est impressionnante. Comment travaillez-vous tous les trois ?

Philippe est président du conseil, avec Éric, sa fille Sacia, Camille (sœur de Philippe) et moi-même à ses côtés. Le critère déterminant dans le champagne, c’est la qualité du raisin. Ce qui a été fait de façon très intelligente est de nous associer avec une coopérative. Cette coopérative avait la capacité d’avoir des raisins de très grande qualité. Si on avait dû commencer de zéro, il aurait été difficile de sortir de beaux millésimes. Le positionnement était d’aller dans du très haut de gamme. Veut-on produire des millions de bouteilles ? Ce n’est pas l’objectif. Nous voulons arriver à 500 000 bouteilles. Ce niveau de qualité sera difficile à grande échelle. Il est essentiel de s’assurer d’une très bonne qualité de champagne. Mieux vaut produire peu et très bon.

Vous êtes également propriétaires d’une vaste ferme en brie avec un grand projet pour le brie…
Mon beau-père était très gourmet et s’est dit un jour « je vais faire mes brie ». C’est extraordinaire de faire son propre brie. Nous sommes la seule ferme dont toute la production de lait est entièrement consacrée à la production de brie. On produit 1,5 million de litres de lait par an et dans la nouvelle stratégie, nous allons faire monter le brie en puissance. C’est une histoire magnifique. C’est un vrai produit du terroir. J’ai le luxe de le produire sans devoir en vivre, mais je me rends compte à quel point être agriculteur est difficile et mérite un respect immense. En préparation du Four Seasons à Megève, on produira des agneaux, des cochons de lait… On fera aussi un test de légumes et de plantes aromatiques.

La famille Rothschild cultive un héritage philanthropique que tu as transformé en œuvre internationale. Quelles sont les principales actions que tu défends et pourquoi ?
Ce qui est intéressant, chez nous, c’est que le mécénat s’est transformé en philanthropie professionnelle. Il y a dix ans, j’étais très frustrée de faire du mécénat classique, de faire des chèques sans savoir ce qui se passait. J’ai demandé à quelqu’un qui était banquier de prendre la direction des fondations pour le professionnaliser. J’attends de mes équipes philanthropiques une vraie contribution de matière grise. Ensuite, ils sont très impliqués dans le suivi des projets. Avec la philanthropie traditionnelle, les gens vivent sous perfusion. Le but n’est pas de donner des poissons mais d’apprendre aux gens à pêcher par eux-mêmes. Nous sommes présents dans l’éducation, dans les arts. Nous maintenons le mécénat artistique avec entre autres des donations au Louvre. Nous avons également développé des programmes d’impact social. « Scale up » est par exemple un projet avec l’Essec où l’on sélectionne un certain nombre de petites entreprises et on les accompagne. Fellowship est également un programme qui est parti du principe de voir comment on pouvait intégrer la communauté musulmane. La communauté juive est très intégrée en Europe et j’étais très perturbée de voir le gap qu’il y avait avec la communauté musulmane. Nous avons fait un programme d’entrepreneurs judéo-musulman. C’est un mélange de business et « humanities ».

Comment réconcilier l’opinion publique avec le monde de la finance ? Ne penses-tu pas que le monde de la finance doit devenir plus vertueux ou davantage œuvrer pour l’investissement et la création d’emploi que pour la création folle de placements et de valeur ?
Ce que tu dis est vrai mais cela ne s’applique pas à ma famille. Edmond, mon beau-père, disait « un Rothschild doit être banquier, philanthrope et juif ». Au fil des années, cela prend toute son ampleur. Cette famille a toujours été philanthrope et banquière. Je n’ai pas à me réconcilier car j’ai toujours maintenu cette activité de philanthropie. Quand on fait les projets comme « Scale up », ce sont de toutes petites entreprises qui en profitent mais c’est important en terme de connexion avec le réel alors que l’on reproche aux banquiers cette énorme déconnexion.

As-tu le sentiment d’être regardée différemment, que porter le nom de Rothschild suscite l’envie ? En clair, quand on s’appelle Rothschild, doit-on se protéger ? Et est-on menacée ?

Je ne me sens pas exposée. Pas du tout. J’ai gardé une très grande liberté de mouvement. Ce qui est important, c’est d’être conscient de ses obligations et des enjeux sociétaux. Quand on a démarré le programme Fellowship, remis dans le contexte, c’était un sujet délicat, critiquable et critiqué. Pourquoi allais-je m’occuper des sujets qui concernent musulmans et juifs ? Il faut avoir le courage de ses opinions. Il faut être très engagée dans la société. Je le vis comme un grand privilège d’avoir la liberté d’aller sur des sujets complexes.

Un mot sur Emmanuel Macron, qui a œuvré au sein de la banque Rothschild ?
Il a travaillé chez les cousins, chez David, chez Rothschild et compagnie. Je l’ai rencontré. Je le trouve très sympathique, très rafraîchissant. Il est jeune, engagé, dynamique, il est très intelligent. Il a un cerveau qui tourne très très vite… On peut débattre de son programme mais les gens sont tellement désabusés ! Cela me fait plaisir de voir l’émergence de jeunes. On est tous tellement désespérés. Je veux quelqu’un qui soit dynamique, engagé, et qui y aille à fond.

Toi présidente, quelle mesure défendrais-tu immédiatement ? Qu’est-ce qui te révolte que tu souhaiterais changer ?
Je ne suis pas une révoltée. Je crois en l’image de la petite fourmi qui travaille tous les jours et je crois au courage de ses idées. Il est important d’être engagé et d’y œuvrer toute une vie. Il faut le dire aux jeunes générations « une vie de travail, c’est beau. » C’est important. Vous construisez tous les jours un peu.

Toi, quelle amoureuse du vin es-tu ?
J’adore ! Sans vin, cela ne serait pas possible. J’ai dû devenir végétarienne pendant deux mois. J’ai dit « ok, mais si je ne peux pas boire du vin, je refuse !» Le vin est pour moi le plus grand plaisir. Mes grands plaisirs, c’était d’ailleurs avec mon beau-père. Il disait « avec vous, Ariane, on peut boire. Vous buvez comme moi ». Le Lafite peut avoir 50 ans et être d’une fraîcheur incroyable. Le premier vin que vous buvez est une émotion très forte. J’aime vraiment beaucoup le Lafite. Il est mythique par sa finesse. C’est une élégance très particulière. J’aime aussi beaucoup les pomerols et les bourgognes. Ce que je trouve passionnant, c’est que plus vous apprenez, plus vous goûtez et moins vous avez l’impression de savoir.

Tu n’as pas investi en Bourgogne. Cela viendra-t-il?
Oui ! C’est mon rêve. Cela serait mon caprice pour me faire plaisir. C’est mal mais les bourgognes, me font vraiment rêver. Cela fait partie de la stratégie. C’est quelque chose que j’aimerais beaucoup faire.

Quel vin boira-t-on le jour de tes obsèques ?
Lafite-Rothschild 1959 ! C’est un des plus beaux vins qui soit. Extraordinairement puissant.