Jeudi 19 Décembre 2024
(photo M. BOUDOT)
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20.07.2021
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Dans le numéro 72 de « Terre de Vins », actuellement dans les kiosques, Christian Seely, directeur général d’Axa Millésimes, s’est allongé « sur le divin » pour un entretien en toute intimité. Rencontre avec le plus Anglais des Bordelais (ou l’inverse).
Christian Seely hristian Seely a pris en 1993 la direction générale de Quinta do Noval, nouvel investissement du groupe Axa Millésimes au Portugal. Cette entrée marquera une vie consacrée aux grands vins. Le groupe AXA le nomme en 2000 directeur général d’Axa Millésimes, filiale d’Axa, groupe international d’assurances qui a, de longue date, montré – notamment sous la présidence de Claude Bébéar – son attachement au vin. Il gère, depuis, l’ensemble du portefeuille d’Axa Millésimes, dont le siège se situe à château Pichon Baron, à Pauillac (33). Outre ce grand cru classé de Pauillac, Christian Seely est responsable des châteaux Pibran à Pauillac, Suduiraut à Sauternes, ainsi que du Domaine de l’Arlot en Bourgogne, de Diznoko en Hongrie, de Quinta do Noval au Portugal, de deux vignobles en Napa, dont Outpost, achetés plus récemment. Il est aussi le président de la Compagnie médocaine, filiale d’Axa Millésimes. Ce groupe pèse 75 millions d’euros de chiffre d’affaires et emploie 282 personnes qui cultivent une surface totale de 438 hectares. Marié, père de cinq enfants (19, 16, 5, 4 ans et une petite fille née récemment), Christian Seely incarne, avec son flegme et son élégance légendaires, les très grands bordeaux indémodables et éternels, enviés des consommateurs du monde entier.
Cela fait de nombreuses années que tu as quitté l’Angleterre pour la France. Es-tu le plus anglais des Bordelais ou le plus bordelais des Anglais ?
C’est une très bonne question ! Cela fait vingt-sept ans que je ne vis plus en Angleterre, mais je n’ai pas toujours vécu en France. J’ai passé des années au Portugal. Quand on quitte son pays et qu’on va ailleurs, pendant une longue période – je n’ai pas l’intention de revenir vivre en Angleterre –, on change, c’est sûr. Le pays que l’on quitte change aussi. Je me rends compte, quand je reviens en Angleterre, que je suis toujours anglais mais que l’Angleterre d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a vingt-sept ans. Et nous changeons. Quand on pense, on écrit, on lit dans une langue différente, cela modifie la façon de penser, de percevoir le monde et les choses. C’est extraordinairement enrichissant. Je peux toujours voir le monde à travers une fenêtre française, anglaise ou portugaise, car je continue à travailler en portugais et je lis le portugais.
Et toujours ce nœud papillon si reconnaissable. Mais pourquoi ce satané nœud papillon ?
Mon père portait toujours un nœud papillon. Toujours ! Il m’a expliqué que quand on travaillait dans le vin c’était extrêmement pratique. Avec une cravate, quand on se penche pour cracher, on crache toujours sur sa cravate ! J’ai donc adopté ce nœud papillon dès l’âge de 19 ans. Je trouve aussi ça moins formel qu’une cravate normale. Aujourd’hui, les gens abandonnent la cravate, mais moi je n’abandonne pas le nœud papillon. Si on porte son nœud papillon, on peut faire ce qu’on veut au milieu de ceux qui ont ou pas de cravate. Un nœud papillon est une déclaration quotidienne d’indépendance !
Dans cet univers des grands dirigeants du vin issus des écoles de commerce, tu as commencé, toi, par la littérature, avec un master en arts littéraires. Que t’apporte aujourd’hui la littérature ?
Cela a été très important de deux points de vue : quand on étudie la littérature comme je l’ai fait à Cambridge, il y a un entraînement analytique de ce qu’on lit et surtout un entraînement dans la façon de faire une synthèse des idées et de développer une thèse lorsqu’on écrit. Le sujet est poétique et sympathique, mais la discipline est rigoureuse. Cette discipline permet de communiquer ce qu’on pense de façon claire. C’est très utile dans les a aires et pas seulement dans le monde du vin. Souvent, on est obligé, dans le business en général, d’exprimer des idées de façon claire. C’est le pouvoir des mots. Cette éducation très littéraire a eu des conséquences utiles et pratiques. Deuxièmement, dans cet uni- vers, il faut avoir une certaine sensibilité, presque artistique, au vin. Sans cette sensibilité artistique, on aurait du mal à élaborer de grands vins.
Ton parcours est marqué par un fait qui pourrait nourrir un roman, ou un « road movie » à l’américaine : tu as accompagné ton père, écrivain du vin, en 1982, alors qu’il travaillait à l’édition de son célèbre livre sur les grands vins de Bordeaux. Que retiens-tu aujourd’hui de ce parcours initiatique ?
Ce fut une expérience magique. Je venais de quitter l’université et j’ai découvert à ma grande surprise qu’il n’y avait pas de responsabilités pour ceux qui étaient capables de lire ou écrire des poèmes. Les Britanniques étudient la littérature et ensuite travaillent dans les banques ! Moi, je ne voulais pas devenir banquier. J’adorais le vin. Mon père ne m’a pas transmis une fortune mais il m’a transmis sa passion. Cela a enrichi ma vie. Ce parcours avec lui était censé durer six mois, cela a presque duré un an, car il prenait son temps avec son livre. Mon père était très bon écrivain mais n’était pas un business-man. Il était libre, pas encombré par l’argent. Son avance venait de son éditeur, et on a passé des moments inoubliables. À Bordeaux, les gens sont extrêmement accueillants. Ils nous ont accueillis dans des châteaux, parfois une semaine. Nous vivions aussi sur nos propres ressources, qui étaient presque inexistantes. Soit on était dans un château, soit dans un petit hôtel à Lesparre ! Surtout, on partageait l’aventure. Mon père devait déguster les 10 derniers millésimes de chaque château et on déjeunait ou dînait au château. On a fait ça avec 159 châteaux ! C’était un baptême du feu, une expérience très intense et concentrée. Quand on déguste tous les jours, on commence à comprendre quelque chose. Ce fut un apprentissage de cette région.
Quelles sont les personnalités qui t’ont marqué ?
Je me suis rendu compte qu’il y avait une mosaïque de personnages. Je voyais bien que mon père ne pourrait jamais me léguer un château. J’ai une très bonne mémoire de Ronald Barton, qui nous a accueillis à Langoa Barton. On a été également très bien été reçus par Mme de Lencquesaing et son mari. C’est un personnage qu’on n’oublie pas ! Je garde également un très bon souvenir de Jean-Michel Cazes. J’étais aussi le chau eur du photographe, qui était anglais et ne savait pas conduire. Quand on est le chauffeur du photographe, on n’est pas reçu de la même façon que lorsqu’on accompagne l’écrivain ! Mais à Lynch-Bages, Jean-Michel Cazes nous a proposé de prendre nos sandwichs. Et il est revenu avec une bouteille de Lynch-Bages, ouverte et déposée au bord de la piscine. Ce geste généreux m’a marqué. Je ne savais absolument pas que dix ans plus tard j’allais travailler avec lui.
Ton père a-t-il été le grand initiateur, l’homme qui a ouvert la porte de Bordeaux ?
Je me suis dit : « J’aimerais bien », mais je ne voyais pas comment. C’était une sorte d’enchantement. J’étais envoûté par Bordeaux à l’époque, et cela n’a pas changé. Même après toutes ces années. Je me rappelle bien conduire avec mon père. Même aujourd’hui, lorsque j’arrive à Pichon Baron, comme ce matin, je trouve ça toujours magique. Je ne suis pas né ici, mais j’ai gardé cet enchantement initial.
Tu occupes aujourd’hui l’un des postes les plus enviés de la viticulture française, avec dans ton giron Pichon Baron, grand cru classé de Pauillac, château Suduiraut, grand cru classé de Sauternes, Domaine de l’Arlot, en Bourgogne, trois propriétés à l’étranger. En as-tu conscience en te rasant chaque matin ?
Ce n’est pas seulement en me rasant le matin ! Quand on fait ce genre de travail, ce n’est pas un travail, c’est une vie. Il n’y a pas d’horaires ; cela fait partie de ma vie. C’est un élément très important dans ma vie. On ne peut pas faire ce genre de travail dans l’esprit « c’est mon job ». C’est simplement une vie : on doit être dévoué à ces propriétés et aux vins que ces propriétés sont capables de produire. Je pense à ça tout le temps. Parfois, ma femme aimerait que je pense un peu moins au vin. Quand, le dimanche, j’ouvre deux millésimes différents pour tenter de comprendre pourquoi ils sont différents, elle aimerait que je débranche un peu…
Quelle mission te fixe aujourd’hui Axa ?
Quand on dirige ces propriétés, on a un devoir – c’est aussi un plaisir ! – de faire tout ce qui est nécessaire pour que ce vignoble qui nous a été transmis par le travail des générations passées soit dans un bon état quand on le transmettra. C’est une responsabilité à l’égard des générations passées et futures, mais aussi une responsabilité à l’égard de nos clients. Il faut aussi que tout le monde soit heureux dans le travail qu’il fait. Il faut que tout le monde puisse travailler en harmonie. Être le directeur général, c’est réunir des équipes qui partagent le bonheur de travailler avec ces grands vignobles et ces grands vins, et qui partagent le rêve de faire le plus grand vin possible… Ce n’est pas du romantisme, c’est extrêmement productif.
Et que te demande ton actionnaire Axa ? Grandir encore ?
Grandir n’est pas une obsession. Si quelque chose répond à nos critères stricts, nous étudierons, mais nous n’avons pas besoin de grandir pour continuer à développer. Aussi, je pense prendre ma retraite dans huit ou neuf ans, et durant cette période l’idée est de se remettre chaque année en question sur tout, a n de voir si on peut faire les choses mieux l’année prochaine. C’est une chose éternelle. C’est assurer la pérennité avec des équipes soudées… Quand l’heure de la transmission sera venue, je ferai de mon mieux pour préparer le terrain pour l’avenir de ces vignobles, pour mes actionnaires mais aussi pour les personnes qui découvrent cette propriété.
Un mot sur l’Angleterre où tu as investi à titre personnel ?
Ce qu’on apprend, c’est l’importance de l’endroit d’où vient chaque vin. Dans le sud de l’Angleterre existent des sols extrêmement semblables à ce qui existe en Champagne. J’ai fait ma vie ici, en France, et je ne vais pas revenir vivre en Angleterre, mais, quand même, je reste anglais ! J’aime l’idée de faire un grand « sparkling » en Angleterre. Nick Coates est un très bon ami. Nous avons fait l’Insead ensemble. Il avait étudié la littérature à Oxford et moi à Cambridge. À l’Insead, les pro ls viennent de la finance. Nous, nous étions moins brillants mais nous savions lire un peu. On est devenus amis. Il est devenu financier dans la City, à Londres. Il a pris sa retraite très jeune. Nous avons cherché et trouvé des terres. C’est une petite vallée du Hampshire, avec un sol de craie et d’argile. Le laboratoire bordelais m’a dit : « Vous allez faire un investissement en champagne ? » Nous avons planté de la vigne, 12 hectares. On fait 70 000 bouteilles de « sparkling » de qualité et ça marche plutôt bien. Nous avons acheté 15 hectares de plus juste avant le Covid. Nous avons donc 28 hectares. 180 000 bouteilles, ce sera la vitesse de croisière. On ne veut pas non plus couvrir le sud de l’Angleterre avec de la vigne…
En quoi le Brexit menace-t-il ou non les équilibres dans l’économie du vin de Bordeaux ?
Le Brexit ne constitue pas un danger. Il y a une turbulence. Il y a plus de bureaucratie, mais on va s’organiser, car l’Angleterre a été un marché très important et cela va continuer pour les siècles à venir. Les plus grands marchés pour les plus grands vins de Bordeaux sont les USA, la Chine, le Japon et l’Angleterre ! Beaucoup de marchés ne sont pas dans la Communauté européenne. Ici, plein de gens veulent vendre les vins de Bordeaux. J’ai confiance entre l’amour du vin des Britanniques et l’esprit d’entreprise des Bordelais. Je ne suis pas inquiet.
Un mot sur Boris Johnson, qui a créé cette entaille dans l’unité européenne ?
Les gens qui ont initié le référendum ne pensaient pas eux-mêmes qu’ils auraient ce résultat… Cela ne m’a pas surpris. Je voyais ça venir depuis un certain temps. De mon point de vue personnel, cela n’était pas convenable. Avant le Brexit, j’étais citoyen européen, capable de vivre là où je veux en Europe. J’ai déposé mon dossier de naturalisation française ; avant, je ne l’aurais pas fait, car en tant que citoyen européen cela n’était pas nécessaire. Le Brexit a stimulé cette démarche. Si c’est accepté je serai heureux et fier de devenir français. Mes deux fils aînés ont la double nationalité. Si j’obtiens la nationalité française, j’aurai moi aussi la double nationalité.
Un mot sur la cave de Christian Seely ?
Il y a beaucoup de vins de Bordeaux. J’achète ou j’échange des vins avec mes voisins proches ou lointains. Quand je déguste un vin en primeur, je propose un échange ou j’achète. C’est pareil avec les vins de Bourgogne. J’aime aussi des vins que nous ne produisons pas du tout. J’aime les grands vins blancs d’Alsace et d’Allemagne. J’aime aussi les grands rieslings. Et pas mal de champagnes…
Le plus grand Pichon Baron que tu aies jamais bu ?
Avec Pichon, il y a beaucoup d’instants qui m’ont marqué. En 2001, c’était l’année de naissance de mon ls aîné et mon premier millésime à Pichon. L’année dernière, on a fêté son 18e anniversaire. J’ai sorti des Pichon 2001. Le vin était merveilleux. C’est un grand millésime pour Pichon. C’était un moment magique.
Une révolte, un coup de gueule ?
Je suis plutôt calme, mais j’ai toujours cette idée dans la tête que lorsque quelqu’un va ouvrir ces bouteilles dans des circonstances importantes, cela doit être un moment superbe. Ce qui m’agace, c’est de constater que le la personne qui vend un vin cher n’a pas fait son devoir. C’est très rare, et aujourd’hui il y a un professionnalisme partout. Mais quand cela arrive, en tant que consommateur, cela m’agace.
Une chose, en France, que tu ne comprends pas ?
En France, il y a énormément de choses qu’on ne comprend pas…
Côté politique ?
Peu de choses me font bondir, mais je trouve des choses regrettables. Les vins de France sont un élément très important dans la civilisation de ce pays et dans la civilisation du monde. C’est quelque chose de reconnu dans les autres pays. Les pays prospères viennent ici et veulent partager cet art de vivre. Cette réalité ne reçoit pas toujours le soutien qu’elle devrait recevoir de la part des gouvernements. Un verre de vin avec un repas entre amis n’a rien à voir avec l’alcoolisme.
Un auteur français ?
Quand j’étais plus jeune, c’était Stendhal, et maintenant je suis moins jeune et c’est Proust. J’ai également dévoré Balzac, mais Proust est l’auteur que je relis le plus souvent et que l’on peut relire à jamais.
Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
J’espère que ce sera tellement lointain que ce sont des vins qui n’ont pas encore été produits. Le millésime, j’espère que cela sera un millé- sime dans dix ou vingt ans et qu’il aura dix ou vingt ans. Ce sera un grand millésime futur de Pichon Baron ou de Quinta do Noval. Mes enfants vont le choisir. Et avec l’éducation au vin que je suis en train de leur transmettre, ils vont comprendre quel vin devra être servi…
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