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15.07.2020
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La Maison AR Lenoble fête cette année ses 100 ans en proposant à ses plus fidèles amateurs quatre coffrets de très vieux millésimes, un pour chaque génération qui a construit la marque… L’occasion de revenir sur une histoire pleine de rebondissements que nous ont confiée Anne et Antoine Malassagne à la tête de l’entreprise familiale depuis le début des années 1990.
L’histoire commence en 1870. Joseph Graser fuyant l’Alsace devenue une province allemande, vient s’installer en Champagne. Sa mort précoce oblige son fils Armand-Raphaël, qui se destinait à la médecine, à exercer le métier de courtier. C’est une mission délicate, qui nécessite un certain sens de la diplomatie pour placer les récoltes des vignerons auprès des Maisons à bon prix. À une époque où l’automobile est encore peu répandue, il faut aussi une bonne paire de mollets pour parcourir la région à bicyclette.
Au lendemain de la Grande Guerre, pendant laquelle il est blessé au visage, Armand-Raphaël décide de s’installer à Damery, dans une belle maison du XVIIIe siècle construite sur trois étages de caves creusées dans la craie. Si l’objectif est d’abord de loger sa nombreuse progéniture, Armand-Raphaël ne tarde pas à voir le potentiel qu’il pourrait tirer du site en créant sa propre maison de champagne. La transition de courtier à négociant est chose courante : une fois qu’on s’est constitué un beau réseau auprès des vignerons, rien de plus simple que de lancer sa marque. Il existe d’autres exemples célèbres : Alain Thiénot, Bruno Paillard… Armand-Raphaël suit d’abord la tradition champenoise et baptise sa marque de son nom de famille « Graser ». Mais, il se rend vite compte qu’après le souvenir cuisant des tranchées, les noms à connotation germaniques ne suscitent pas la sympathie spontanée de la clientèle. D’où le choix de ne conserver que ses initiales « AR » et d’ajouter Lenoble : le champagne n’est-il pas le plus noble des vins ?
Reprise pour un franc symbolique
À son décès en 1947, son fils Joseph lui succède. Ce dandy a de toute évidence le sens des relations publiques et mène la grande vie. Mais, il semble que malgré son passage à HEC, il ait une fâcheuse tendance à confondre chiffre d’affaires et bénéfices. La Maison s’endette. À tel point qu’à son décès ses enfants ne manifestent aucune velléité de la reprendre. C’est son neveu, Jean-Marie Malassagne qui accepte pour un franc symbolique de racheter la maison. Pour Jean-Marie, c’est un peu une revanche sociale. Il est le fils d’une sœur de Joseph, Marie-Madeleine qui avait épousé un simple vigneron. Chez les Graser, famille de grands notables, c’était presque une mésalliance. Jean-Marie apporte à la Maison les vignes de son père (Chouilly) et celle de son épouse (Bisseuil), alors que Joseph avait liquidé le vignoble. Pour autant, il ne peut se consacrer à 100% au développement de la Maison. Brillant gynécologue, il mène en une double carrière et fonde la clinique de Courlancy. Anne, sa fille, confie : « Le mardi et le vendredi après-midi, Papa terminait la consultation à 13 heures, il prenait sa voiture, il venait ici. Il mangeait une boîte de sardines dans le bureau avec Jeannine et lui demandait où en étaient les commandes. »
Ci-dessous : les raisins de la Maison AR Lenoble dans les années 1920.
L’affaire ne lui rapporte pas un sou pendant vingt ans. En fin de compte, poursuit Anne, « c’était surtout pour lui un moyen de ne pas perdre le lien qu’il avait toujours entretenu avec la vigne. » Peut-être aussi cultive-t-il secrètement l’espoir que l’un de ses enfants reprendra un jour le flambeau. Jean-Marie les laissera toujours très libres. « Le mieux parfois pour obtenir quelque chose c’est de ne rien dire. » La question se pose pourtant en 1993 alors que la crise économique vient bousculer l’équilibre financier de la Maison. À l’époque, l’entreprise faisait surtout « des coups », la marque Lenoble ne représentait que 15% de la production, et la maison travaillait à façon pour plusieurs grands négociants. Dans ce contexte difficile, ils viennent récupérer leurs étiquettes. Si personne ne veut reprendre, Jean-Marie devra se résoudre à vendre.
Contre toute attente, sa fille Anne, qui n’a que 27 ans et fait alors de l’audit chez L’Oréal à Paris, propose de relever le défi. Son père s’occupera de la partie caves et elle se chargera du développement commercial. Son premier objectif ? Payer les dettes : si l’entreprise en est incapable, autant le savoir tout de suite, « inutile de vivre sous transfusion pendant des années pour se retrouver après au pied du mur sans pouvoir reprendre ma carrière ». Six mois à peine après son arrivée, Jean-Marie est atteint d’un cancer. Anne ne renonce pas : elle le fait pour son père, pour lui donner le courage de continuer à se battre. Pendant trois ans, elle doit diriger seule la maison, le temps pour son petit frère Antoine de finir ses études de chimie et de pouvoir la rejoindre à la tête des caves et des vignes.
Une stratégie sur 25 ans
Ensemble, ils bâtissent une stratégie sur 25 ans qui va faire de la marque AR Lenoble l’une des plus belles pépites de la Champagne. Plutôt que de gagner en volume, ils vont d’abord chercher à gagner en qualité. En 2001, ils se lancent dans la viticulture raisonnée et obtiennent leur certification HVE en 2012. Côté caves, Antoine est un créatif qui ne manque pas d’audace. Pour conserver la fraîcheur de ses vins, il utilise une méthode bien particulière, en coupant les vins des années trop chaudes, manquant d’acidité, avec des vins de réserve issus d’années plus froides. Une technique qui nécessite que les vins de réserve n’aient eux-mêmes pas trop évolué. Pour cela, il les élève en magnums, un contenant où il y a très peu d’échanges. Il leur fait aussi subir une légère seconde fermentation, qui permet au CO2 de protéger le vin de l’oxygène. Si la qualité n’a pas de prix, il faut imaginer le surcroît de travail : chaque année Antoine doit déboucher près de 20.000 magnums pour les assembler dans ses cuves.
Une solution plus simple serait de mettre les vins en cuve sous azote, mais Antoine ne veut pas bloquer ses vins. En magnum, il y a quand même une lente oxydation et un phénomène d’autolyse : « C’est comme un enfant, il y a des parents qui disent que pour les protéger, il faut les enfermer. Ça ne sert à rien, au lieu de faire ses bêtises, il les fera adulte plus tard, il vaut mieux qu’il les fasse en étant accompagné par ses parents. Les vins, c’est pareil, à un moment donné il faut bien les laisser vivre, mais pas trop. » Antoine aime aussi varier les contenants qui lui permettent d’élargir encore sa palette aromatique dans ses assemblages, il utilise donc aussi des cuves en inox, des fûts et des foudres. Il apprécie particulièrement les foudres pour l’élevage de ses meuniers : « si vous laissez faire le Meunier, vous allez avoir des choses trop expressives, avec le foudre, j’écrête ce côté aromatique un peu trop puissant, cela donne de l’épaule ». Le résultat ? Des champagnes gourmands et en même temps élégants, frais mais jamais durs et une maison qui a su conquérir une belle clientèle dans le monde entier.
Quatre coffrets limités à 100 exemplaires
Alors, pour ce centenaire, la maison a voulu imaginer une manière qui lui ressemble de célébrer cette belle histoire. À vrai dire, depuis quinze ans, Anne venait régulièrement voir son frère au moment des assemblages en lui demandant quelle cuvée il pourrait élaborer pour cet événement. Mais rien ne se faisait. Et en réalité, si rien ne se faisait, c’est que cela n’avait pas de sens : « Je vous aurais montré la bouteille en disant voilà, c’est la cuvée du centenaire, donc c’est très bon… En quoi cela aurait exprimé notre histoire ? »
Il y a deux ans, quand Anne et Antoine se retrouvent au pied du mur, les choses s’imposent de manière évidente. Plutôt qu’une cuvée du centenaire, ils décident d’ouvrir leurs caves pour offrir à tous ceux qui les ont accompagnés depuis leurs débuts des vins élaborés par leurs aïeux. AR Lenoble lance quatre coffrets, limités chacun à 100 exemplaires, avec en tout huit millésimes dont le plus ancien remonte à 1959. Le coffret d’Armand-Raphaël est rouge en référence à ses origines alsaciennes, celui de Joseph est beige, la couleur du dandy, celui de Jean-Marie, jaune fauve en référence à sa passion pour la chasse, et celui d’Anne et Antoine, orange, la couleur de l’énergie et de la modernité. Ces champagnes, souvent retrouvés par hasard dans les caves (à l’époque on n’avait pas forcément la culture des champagnes de garde) ont très vite trouvé leur public et les ventes ont déjà dû être contingentées. « La clientèle, en particulier à l’export, a tout de suite pris conscience de la qualité de ces millésimes qui ont été conservés toute leur vie chez nous. Ils ne sont pas passés par des distributeurs, des conservations et des dégorgements douteux. Nous les avons dégorgés et dosés nous-mêmes en novembre dernier, après une longue dégustation de toute la vinothèque, débutée en janvier 2019… »
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