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[PRIMEURS] Ils décryptent la « Place de Bordeaux »

De gauche à droite : Astrid Colas-Salin (Maison Salin), Max Lalondrelle (Berry Bros. & Rudd), François Dugoua (Ulysse Cazabonne), Étienne Barre (Barre & Touton), Michaël Llodra (Chai Mica).

Auteur

Mathieu
Doumenge

Date

31.05.2024

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En kiosques le 5 juin, le numéro spécial Bordeaux Primeurs offre un passage en revue complet du millésime 2023, mais apporte aussi un éclairage sur l'écosystème subtil des primeurs et sur la Place de Bordeaux. En complément d'une mise en perspective historique à lire dans le magazine, voici cinq témoins privilégiés de la filière nous livrent leur décryptage de cette fameuse "Place".

LE REGARD DE LA NÉGOCIANTE
Astrid Colas-Salin
Directrice générale - Maison Salin
« La Place de Bordeaux doit se réinventer. Le négoce doit jouer pleinement son rôle de prescripteur, conquérir de nouveaux clients »

La Maison Salin fait partie des rares maisons de négoce dont l’actionnariat est totalement familial, et dont la directrice générale est une femme. Astrid Colas-Salin, 35 ans, a rejoint l’entreprise en 2019, au côté de son père Frédéric Salin, Président-Directeur général. Sa sœur Capucine a également rejoint la maison début 2023, et elles devraient former un binôme inédit dans les années à venir. La maison, fondée en 1798, est présente depuis huit générations et assoit sa solidité sur son autofinancement, ses propres entrepôts, sa capacité à porter les stocks et… à délivrer un langage de vérité aux propriétés, à l’image de son P-DG. Sa fille, tout en arborant une personnalité plus feutrée, présente une détermination identique dans sa vision du négoce et des primeurs…
« Le marché des primeurs reste un moment majeur pour Bordeaux. Nous avons la chance d’avoir cette séquence où le monde entier vient déguster nos vins, suivie de deux mois de business très concentrés. La situation est compliquée pour tout le monde et la Place de Bordeaux doit se réinventer. Les propriétés doivent envoyer le bon signal sur les prix, faire confiance aux maisons qui ont les reins solides, peuvent porter les stocks, toucher les bons marchés. La force du négoce est d’avoir une force commerciale unique, un éclatement mondial, des équipes spécialisés qui connaissent leurs clients. Le négoce doit jouer pleinement son rôle de prescripteur, conquérir de nouveaux clients, entretenir un lien de proximité en étant beaucoup sur le terrain, éduquer les nouvelles générations au goût du vin, surtout au vin de Bordeaux. Il ne faut négliger aucun marché. Certains ont eu le tort de trop se focaliser sur la Chine, et rencontrent des difficultés de paiement. Des marchés comme les États-Unis, le Royaume-Uni, le nord de l’Europe, la France même, demeurent importants. L’Afrique se développe beaucoup (Cameroun, Côte d’Ivoire…) mais pas forcément sur les primeurs. C’est en gardant l’esprit ouvert, en restant raisonnables sur les prix, que l’on relancera Bordeaux. Nous avons d’excellents rapports qualité-prix dans la région, d’ailleurs notre rôle n’est pas que de vendre des grands crus, il est aussi de vendre des vins qui se distribuent plus difficilement. Bordeaux, ce n’est pas que 30 marques, si ces dernières existent c’est grâce à tout le vignoble. On doit faire en sorte que dans le monde entier on continue de boire du bordeaux, or tout le monde ne boit pas que des grands crus. Les clients vont retrouver de l’appétit pour Bordeaux le jour où ils vont gagner de nouveau de l’argent, en particulier en primeurs. Et quand un client gagne de l’argent sur un vin, il le défend. Si Bordeaux redevient raisonnable, le marché va s’envoler. La mutation bordelaise, elle passe aussi par la RSE, c’est pourquoi la Maison Salin s’est engagée dans le label Bordeaux Cultivons Demain : l’engagement environnemental et sociétal nous concerne tous. »

LE REGARD « BRITISH »
Max Lalondrelle
Directeur des achats - Berry Bros. & Rudd

« En 2000-2001, Bordeaux représentait 80% du business, maintenant on est plus proche des 40% »
Berry Bros. & Rudd, fondé en 1698, est le plus ancien marchand de vins et spiritueux du Royaume-Uni. Cette auguste maison située au n°3, Saint James’s Street à Londres, est l’un des principaux acheteurs de vins de Bordeaux, particulièrement en primeurs, qu’elle revend ensuite à un portefeuille de quelque 85 000 clients particuliers (80% au Royaume-Uni). Les primeurs représentent un chiffre d’affaires de 26 millions de livres pour Berry Bros. & Rudd, mais Bordeaux doit faire face à une concurrence de plus en plus féroce des autres régions, comme l’explique Max Lalondrelle. Ce Landais d’origine, arrivé à Londres il y a 25 ans, gère quelque 34 régions viticoles en tant que directeur des achats. « En 2000-2001, Bordeaux représentait 80% du business de la maison, maintenant on est plus proche des 40%. On a vu une très forte croissance des autres régions qui ont pris des parts de marché à Bordeaux. Autrefois, l’année se structurait autour de trois événements majeurs, Noël, les primeurs de Bourgogne et les primeurs de Bordeaux. Aujourd’hui il n’y a pas une journée sans grosse sortie de vin. La semaine dernière, nous avons fait 1,2 million de livres sur des ventes de Brunello, avec des marges importantes. Bordeaux doit donc se méfier, même si les primeurs demeurent une activité cruciale. Lorsqu’on met en vente un vin, surtout une marque importante, le business se déroule essentiellement le premier jour, dès le lendemain on a une chute des volumes d’achat de plus de 75% et l’essentiel se fait sur les quatre premiers jours. Les clients britanniques sont fidèles mais ils cherchent du ‘good value’, ils aiment les marques qui ne donnent pas trop de coups de volant sur les prix, ou alors celles qui savent laisser de la ‘viande sur l’os’ pour que chacun s’y retrouve, de la propriété à l’acheteur final. Grand Puy Lacoste, Les Carmes Haut-Brion, Canon, Calon-Ségur, Beychevelle, Troplong-Mondot, ce sont des crus de qualité positionnés à des prix qui permettent à toute la chaîne de gagner de l’argent. On a vu de plus en plus le marché des primeurs se resserrer ces dernières années sur ces ‘top marques’. Même si l’on vend 180 marques en primeurs, le Top 20 concentre 80% du chiffre d’affaires. Il y a vite un écart qui se creuse. Nous aimons défendre tous les vins mais il est évident qu’en tant que marchand, nous sommes là pour gagner de l’argent, donc nos équipes se consacrent davantage aux marques qui marchent le mieux. Et force est d’avouer qu’il y a eu des exagérations ces dernières années. Le système bordelais est un bon système, mais il est un peu trop en vase clos, tout le monde regarde un peu trop la stratégie du voisin au lieu de travailler sa propre marque. Cela va au-delà de la qualité des vins ou de la sympathie que l’on a pour les gens qui les font, mais il faut avoir une conscience aiguë de ce que l’on vaut, à combien et à qui on veut le vendre. Il y a eu de la casse et il va y en avoir encore : en 2023, sur 180 propriétés avec lesquelles on travaille normalement, on va en supprimer 30. »

LE REGARD DU NÉGOCIANT
François Dugoua
Directeur général - Ulysse Cazabonne

« La Place de Bordeaux a une formidable agilité, un contact direct avec le marché »
La maison de négoce Ulysse Cazabonne a été créée en 1977. Elle est rachetée en 1994 par la famille Wertheimer (Chanel), qui acquiert parallèlement le château Rauzan-Ségla puis, deux ans plus tard, le château Canon. Arrivé en 2003 au sein de l’entreprise, François Dugoua en prend la direction en 2014. À la différence de son prédécesseur John Kolasa, qui dirigeait toutes les activités vin du groupe, François Dugoua se consacre exclusivement au volet négoce, Nicolas Audebert assurant la direction générale des propriétés. L’activité d’Ulysse Cazabonne s’en est vue fortement dynamisée, le chiffre d’affaires ayant doublé entre 2017 et 2023 (76 millions s’euros). La maison s’est également dotée en 2023 dans le Médoc d’un nouveau site de stockage ultra moderne où sommeillent quelque 4 millions de bouteilles, et a officialisé en début d’année l’acquisition du caviste en ligne Lavinia, qui lui permet de développer une offre sur mesure auprès du client direct, accompagnant un changement dans les actes d’achat.
« La valeur des vins a augmenté depuis le début des années 2000, et cela s’est accéléré au tournant des années 2010. Autrefois, les importateurs se positionnaient sur de gros stocks vendus en primeurs, et une valorisation protégée par un marché stable protégeait cet équilibre. Les châteaux ont pensé que la distribution prenait une partie de la valeur qui devait leur revenir et ont voulu augmenter les prix. Ces ambitions étaient sans doute légitimes mais parfois le négoce a eu du mal à les accompagner, nos clients ont un peu baissé les bras et désormais ils n’achètent que ce qu’ils sont sûrs de vendre, ce qui engendre du stock. Cet espoir de valorisation ne fonctionne pas toujours, c’est le nœud du problème. La situation financière complique encore plus la donne. Jusqu’à présent, la Place de Bordeaux s’adaptait plutôt bien, car elle a une formidable agilité. Elle est très en contact avec le marché, en prise avec le monde entier, ce qui est très précieux pour les propriétés. Entre propriété et négoce, le rapport de force est nécessaire mais il a beaucoup tourné à l’avantage des châteaux dernièrement. On arrive à un point où il faut revenir à un peu d’équilibre, sinon le négoce va s’asphyxier, perdre la capacité d’investissements (équipes commerciales, stocks, voyages), or cela ne peut pas se faire sans l’accompagnement de la propriété, une prise de conscience de l’état réel du marché et un réajustement des prix. L’exemple de la campagne 2019, pendant la pandémie de Covid-19, a montré qu’en cas de force majeure la filière peut accorder ses violons. C’est la dernière très bonne affaire pour le marché, et 2023 peut remettre les pendules à l’heure. Les clients attendent un geste de Bordeaux : eux aussi en ont besoin, car les primeurs sont un élément important de leur business. Le client final peut réagir positivement à une offre intéressante, de très jolis vins à un bon prix, avec une garantie de valorisation. Chacun a sa responsabilité pour relancer la machine. »

LE RÔLE DU COURTIER
Étienne Barre - Bureau Barre & Touton
« Un lien indispensable entre la propriété et le négoce »

Étienne Barre est l’un des trois associés à la tête du bureau de courtage en vins Barre & Touton. Ce bureau, créé au début du XXème siècle par son arrière-arrière-grand-oncle, a longtemps été mené par son grand-père Pierre Barre. Étienne reprend les rênes de l’activité familiale en 1992, puis la fusionne en 2000 avec le bureau de Xavier Touton - qui a depuis pris sa retraite. Étienne est donc le « doyen », à 54 ans, d’une équipe d’une quinzaine de collaborateurs (dont six titulaires de la carte professionnelle) dont le bureau, jadis installé à Libourne, est désormais situé cours du Médoc à Bordeaux. Près de 130 ans d’Histoire, donc, et un attachement viscéral au métier de courtier irriguent au quotidien la mission d’Étienne Barre, qui nous reçoit dans une pièce où trône le bureau de son grand-père. Il choisit ses mots soigneusement, entretenant l’art du secret propre à la culture du courtage : « notre métier est un métier de discrétion, on ne prend la parole qu’avec précaution et nous ne nous mettons pas sur le devant de la scène. Le rôle du courtier à Bordeaux existe depuis très longtemps. Nous sommes des intermédiaires de commerce, mais j’ai été élevé avec l’idée que le courtier est avant tout un homme au service de la filière, qui aide à mener les affaires à leur bonne fin dans l’intérêt de toutes les parties. Nous sommes un lien indispensable entre la propriété et le négoce, c’est pourquoi nous passons énormément de temps sur le terrain - d’ailleurs le nom original du métier est ‘courtier de campagne’. En étant au contact des propriétés, d’abord nous dégustons beaucoup (pendant longtemps le courtier était doté d’une compétence technique, il intervenait dans la sélection des lots vendus au négoce), et surtout nous devons connaître les enjeux des propriétés, leurs terroirs, leur volonté commerciale, posséder toutes les données du millésime, afin de faire remonter au négoce un maximum d’informations issues de cette proximité qu’ils n’ont pas toujours avec les châteaux. Et à ces derniers, nous donnons des éléments de compréhension des marchés, une lecture micro et macro économique, nous conseillons les stratégies de prix, etc. Le courtier joue donc un rôle de diplomate : on doit comprendre les intérêts des deux parties et faire en sorte qu’elles arrivent à se rencontrer, car on a un vendeur qui veut tirer le meilleur profit de son produit, et un acheteur qui veut obtenir le meilleur prix possible. On doit faire concorder ces deux parties, en particulier lors des campagnes primeurs. »
Étienne Barre rappelle que la campagne primeurs doit répondre à trois critères :
1 - le prix proposé en primeurs va-t-il se valoriser ?
2 - si je n’achète pas en primeurs, est-ce que je vais retrouver le vin après ?
3 - c’est le seul moment d’achat où j’ai la main sur mes instructions de mise (bouteille, magnum, etc.)
Le courtier est rémunéré par l’acheteur, à hauteur de 2% de chaque transaction. Il est le maillon essentiel de la mise en marché, après avoir joué un grand rôle de conseil en amont. Le Jour J de la sortie primeurs, la propriété choisit d’allouer, via différents courtiers, des volumes de vin à différents négociants. Le courtier reçoit alors des allocations, le château X indiquant les quantités à allouer à chaque maison de négoce. Le courtier transmet alors l’offre au négoce dans des délais très rapides. Le négoce guette cette information, sachant qu’il va recevoir plusieurs offres de différents courtiers, pour pouvoir ensuite répartir ces offres à ses différents clients. La nature des allocations va dépendre des échanges préalables du courtier avec la propriété et avec le négoce, c’est pourquoi cette relation bilatérale doit être fluide tout au long de l’année.

LE REGARD « GRAND CHELEM »
Michaël Llodra - CHAI MICA
« Pour les grands amateurs, Bordeaux redevient attractif »

Ex-champion de tennis, professionnel de 1999 à 2014, Michaël Llodra s’est pris de passion pour le vin alors qu’il était encore sur le circuit ATP. Installé à Bordeaux avec sa famille, il est devenu négociant en vins, via sa société Chai Mica qui s’est doublée d’une boutique ouverte dans le quartier des Grands Hommes. « J’ai commencé à acheter du vin en primeurs au négoce vers 2008, d’abord pour moi et pour le revendre à des copains sportifs. De fil en aiguille, j’ai forgé de solides relations avec les vignerons, les châteaux bordelais mais aussi de grands domaines de Bourgogne, du Rhône et d’ailleurs. J’ai organisé pendant quelques années des dîners autour de belles bouteilles dans ma « cave clandestine » à Bordeaux puis j’ai créé ma société en 2018, Chai Mica. Aujourd’hui je constitue des caves pour des acheteurs particuliers, grands collectionneurs, sportifs ou anciens sportifs, soit un club de 150 clients en contact direct. En tant que négociant de place. les achats primeurs constituent 30% de mon chiffre d’affaires, soit environ 1,5 million d’euros. Je travaille en primeurs sur une grosse cinquantaine de marques parmi les plus attractives de Bordeaux… Je n’achète que des vins qui viennent de la propriété, avec une traçabilité optimale, les vieux millésimes sont reconditionnés. Les passionnés de vin sont prêts à payer un peu plus cher pour avoir cette garantie de qualité. S’il peut y avoir de la variabilité dans les achats primeurs, en fonction de la cote du millésime ou du niveau des prix, mes clients sont généralement fidèles à leurs marques fétiches et répètent donc leurs achats presque chaque année - d’autant que la qualité des millésimes est de plus en plus régulière. Pour ces amateurs qui ont de solides moyens, Bordeaux redevient attractif : les clients se refont un fond de cave avec des grands crus bordelais, d’autant que la Bourgogne commence à abuser sur les prix, même aux yeux des acheteurs fortunés. Donc pour Bordeaux, ce millésime 2023 est majeur : la campagne a démarré tôt, la qualité des vins est très belle, sans doute hétérogène mais il y a de vraies réussites, et les prix se présentent bien à la baisse ; donc ce sont de bons « coups » à faire pour les acheteurs. Cela devrait redonner du souffle au négoce et permettre de renouer avec les consommateurs qui seront bien avisés d’en mettre en cave. Là où il faut faire attention, c’est que l’achat primeur doit rester attractif pour l’acheteur, qui doit être sûr de trouver le vin au meilleur prix. Voir passer, sur des millésimes porteurs, des prix livrables inférieurs à ceux en primeurs, envoie un message dangereux qui peut dégrader une image collective. Le marché est fragile, il ne faut pas faire n’importe quoi. »

Photo M. Boudot pour Terre de Vins