Jeudi 26 Décembre 2024
(photo Alain Robert)
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06.01.2020
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Décédé ce week-end à 86 ans, Georges Duboeuf était une figure importante du vignoble du Beaujolais. En 2012, il s’était allongé « sur le divin » pour un échange en toute intimité avec Terre de Vins. Nous reproduisons ici l’intégralité de cet entretien. Propos recueillis par Rodolphe Wartel.
Fondateur en 1964 de la célèbre maison Dubœuf, Georges Dubœuf est né en 1933. Père d’un fils, Franck, directeur général de la société, et d’une fille, Fabienne, investie dans le monde de la gastronomie à Lyon, Georges Dubœuf a grandi à Chaintré (appellation Pouilly-Fuissé), où sa famille est depuis quatre siècles propriétaire de vignes.
Touche-à-tout – Georges Dubœuf, à ses débuts, dessinait lui-même les publicités ! –, curieux du monde, passionné par la peinture et les objets qui constituent l’histoire du vin, il fut également visionnaire en créant dès les années 1950 un groupement de producteurs qui s’appelait L’Écrin mâconnais-beaujolais. Aujourd’hui, la société Dubœuf commercialise 24 millions de bouteilles chaque année ! Dubœuf, c’est aussi Le Hameau du vin, village œnotouristique encore sans égal en France, ouvert il y a presque vingt ans – riche d’un cinéma dynamique récent –, qui accueille 100 000 visiteurs à l’année.
Grand nom du Beaujolais, Georges Dubœuf incarne à lui seul un morceau d’histoire du vignoble, et probablement de la France rurale. Pour Terre de Vins, cet homme qui ne s’arrête jamais s’est allongé sur le divan. Confidences et morceaux d’histoire.
Tu n’as pas construit à Reims, Beaune, Bordeaux ou Pauillac. Tu as construit à… Romanèche-Thorins ! Que signifie ce village pour toi aujourd’hui ?
Ce village est sur l’aire d’appellation Moulin-à-vent, qui reste le roi du Beaujolais. Mon village à moi, c’est Chaintré. Je vis à Romanèche mais je serai enterré à Chaintré. Romanèche-Thorins en soi n’est pas majeur. Je suis là depuis 1957 parce qu’il y a une gare. Autrefois, le trafic de vins était énorme à destination de Bercy. Il y avait trois chefs de gare à Romanèche-Thorins, dont un qui ne s’occupait que des marchandises ! Romanèche, aujourd’hui, c’est avant tout notre site de réception, de commercialisation, d’embouteillage et de stockage. On a voulu faire de ce lieu une vitrine pour les vins de notre production, le beaujolais en général et le mâconnais.
Ce mois de novembre, le beaujolais nouveau va encore inonder l’actualité. Cette invasion du beaujolais ne finit-elle pas par déprécier le produit ?
Trop de gens croient ça. C’est complètement faux. Quand j’ai dé- marré, dans les années 1957 à 1970, le beaujolais nouveau n’était pas connu. Ce sont les Anglais qui, dans les années 1970, ont voulu en faire une fête. À l’époque, il y avait au moins dix grands négociants. Chacun a commencé à faire du beaujolais nouveau. Nous, nous avons démarré tout doucement dans cette voie. Un jour, l’humoriste Stéphane Collaro m’a invité à en parler à la radio, sur Europe 1. L’effet a été immédiat : rue Marbeuf à Paris, où nous avions une boutique, il y avait une file d’attente ! On a également fait une émission en direct du Fouquet’s dans les années 1980 qui a eu un effet important. On organisait aussi des soirées où l’on recevait 800 personnes. En fait, avec le beaujolais nouveau, beaucoup nous envient mais personne ne peut le faire : le gamay est un cépage extraordinaire. Il donne des vins qui peuvent exprimer tout leur fruit, leur fraîcheur dès leur naissance, et qui peuvent donc faire partie de la gamme des vins AOC primeurs. Pourquoi ne pas la faire découvrir aux consommateurs ? Je peux expliquer aux consommateurs ce côté croquant – comme pour un juliénas 2003 ou un moulin-à-vent 2005 –, je peux expliquer que nos vins savent vieillir et peuvent rivaliser face à de grands bourgognes. Ce beaujolais nouveau a servi à faire connaître le beaujolais dans le monde entier. Il a connu un succès extraordinaire au Japon : 12 millions de bouteilles y ont été vendues en 2004 ! Nos plus gros marchés sont le Japon et les États-Unis. C’est d’ailleurs aux États-Unis que l’on vend aujourd’hui le plus de beaujolais de garde…
Mais ce goût de banane que neuf citoyens sur dix ne détectent pas… Qui a eu cette idée de mettre autant en avant cet arôme ? C’était un coup marketing ?
La nature est ainsi. Toi comme moi, nous ne la changerons pas. C’était dans les années 1990. Un ami vigneron, Thierry, qui est décédé, avait révélé sur son terroir des senteurs de fruits rouges et… de banane. À l’époque, une levure, 71 B, qui était produite au Canada, mettait en avant ces arômes. On a eu deux ou trois années ainsi mais, ensuite, nous avons interdit cette levure. Aujourd’hui, c’en est donc fini. C’était stupide et cela ne voulait rien dire. La vérité est que, chaque année, la nature fait son œuvre. Le vigneron peut exprimer son talent avec des levures indigènes ou des levures importées. Chaque année possède sa typicité, ses arômes. Avec le beaujolais nouveau, les arômes n’étaient que des fruits noirs (cassis, myrtille, cerise confite). L’année suivante, c’étaient des fruits rouges : groseille, framboise… Et chaque millésime est le reflet du temps.
Tu es à la tête d’un empire qui commercialise 24 millions de bouteilles par an. Tu es riche. Quel regard portes-tu sur l’argent ?
L’argent ne m’intéresse pas. J’aurais pu investir dans un appartement à Saint-Tropez, mais on a toujours réinvesti dans la terre, dans le vignoble et dans l’agrandissement de l’entreprise. Acheter tous ces terrains était compliqué. Il a fallu beaucoup de patience. On a acheté la gare, parce qu’elle était à côté et qu’elle constituait une façon de situer le hameau. J’ai acheté le wagon de l’empereur Napoléon III qui a transporté le tsar Nicolas II de Russie… Il a dès lors fallu que la gare devienne un pôle d’attraction. Mais il n’y a pas d’ostentation. Je revendique mon histoire paysanne. Jamais rien n’est acquis. Le vin est un art, un art que l’on boit. On repart chaque année de zéro.
Il y a presque vingt ans, tu as ouvert le Hameau du vin, qui accueille 100 000 visiteurs par an. Précurseur, Georges Dubœuf ?
Dès l’âge de 15 ans, j’avais cette envie de créer. À Chaintré, j’avais déjà ouvert un caveau. J’avais depuis toujours dans l’esprit de communiquer. Les gens ont besoin de repères et d’histoires. L’important est qu’ils trouvent tout notre savoir-faire et notre ardeur. Une bouteille a une histoire, il faut qu’on puisse la communiquer. Le vin, c’est compliqué, avec ces appellations, ces climats, et dans le monde du vin on est apprenti toute sa vie. On découvre chaque jour. Hier, je suis allé dans les vignes faire des photos, car j’aime aussi la photographie. Notre pays est tellement beau. J’ai fait 170 photos en quarante-cinq minutes. En fait, je suis toujours émerveillé…
Tu représentes à toi tout seul 20% de l’appellation. Le beaujolais te doit-il beaucoup ?
C’est moi qui dois au beaujolais. J’ai la passion. J’ai peut-être un sens de la communication que d’autres n’ont pas. Grâce aux gens de la gastronomie, aux artistes, aux peintres – César est venu ici, Bernard Pivot, les grands chefs, Jacques Martin et son épouse Cécilia, Pierre Bonte, Beltoise, Yves Saint-Martin… –, le beaujolais a été mis en lumière. À l’époque où l’on célébrait le beaujolais le 15 novembre, tous ces gens venaient. James Coburn en 1988 était même monté sur un cheval à minuit ! Aujourd’hui, le troisième jeudi du mois, une fête rassemble 5 000 personnes à Beaujeu : c’est la Fête des sarmentelles. Ce jour-là, mon fils Franck va à New York, et moi je vais à Tokyo. Longtemps j’ai fait la fête ici en Beaujolais et à 3 heures du matin je partais à Paris pour prendre le Concorde et être à New York à 9 heures du matin…
Tu as construit un formidable développement commercial. Mais le vin dans tout ça ? Intrinsèquement, que représente-t-il pour toi ?
Pour moi, le vin c’est tout. Je passe toujours deux heures par jour à déguster du vin. Pendant la période des primeurs, c’est cinq heures par jour. Cela fait partie de ma vie. J’ai toujours le même engouement, la même joie, le même plaisir. Et j’ai la mémoire du vin.
Quelles sont tes premières émotions liées au vin ?
C’était chez moi, avec les pouilly-fuissé, quand j’ai grandi. C’est ça qui m’a donné l’envie. Des senteurs pareilles ! Des senteurs de noisette, de miel, de silex, c’est fabuleux. C’est aussi pour ça que j’ai eu le courage d’aller vendre. C’est ça qui nous fait avancer. 2009 est pour moi le plus beau millésime de ma vie. J’ai eu des coups de cœur avec des juliénas d’exception. Hier, avec Bernard Pivot, qui est venu me rendre visite, on a dégusté des cuvées prestige de 2000, 2003, 2005 et 2009. Quatre millésimes sur dix ans. C’était fabuleux.
Tu auras 80 ans l’an prochain et toujours l’énergie d’un jeune et élégant garçon. Quel est ton régime ?
Je mange beaucoup de miel, du miel de haute montagne. J’en consomme 1 kilo tous les huit jours. Je me lève très tôt. Je suis au bureau très tôt et je pars relativement tard. Ma coupure s’organise avec une tasse de thé et avec du miel, le matin et l’après-midi. Je demande aussi que certains plats soient faits avec du miel. Pas de sucre, mais du miel. J’adore le miel avec le fromage blanc…
Ton fils Franck a pris le relais brillamment. Est-ce difficile de passer ? Es-tu un passeur ?
C’est toujours difficile de passer. Franck est directeur général. Je reste PDG, comme Pierre Castel – que je vois de temps en temps – reste PDG de sa structure. Franck communique très bien, il est plus doué que moi dans ce domaine. Il le fait autrement. Je pense qu’il le fait plus facilement. Adrien, le fils de ma fille Fabienne, qui est passionné de vin, vient aussi dans la société pour y faire sa place. Je n’ai aucun doute non plus sur lui. Lui est aussi plus fort que moi sur l’ensemble des vins : sur le Bordelais, il connaît tout. En fait, je reste lié au choix des vins, avec une équipe qui est la mienne depuis quarante ans. Franck s’occupe de toute la partie production, mais aussi de l’Inde, de la Chine et de l’Asie – sauf du Japon, que j’ai gardé.
Et toi, quelles sont les personnes qui t’ont passé des choses ? Comment es-tu devenu l’homme que tu es ?
J’ai eu des grands-pères assez extraordinaires que je n’ai pas connus, qui étaient des viticulteurs, des précurseurs. Ils innovaient. Je n’ai pas connu non plus mon père, Jean-Claude, surnommé Claudius, qui était courtier en vin. J’avais 2 ans lorsqu’il est décédé. Dans la maison familiale, je prenais les rallonges de table et je construisais dessus un village. J’aurais aimé être architecte. Mon frère aussi a beaucoup compté. À Pouilly-Fuissé, où j’ai mes racines, je faisais des vins avec lui. Nous faisions de petits rendements. Un jour, je lui ai dit : « Ce que l’on produit, il faut qu’on le vende nous-mêmes. » On a alors vendu sous le nom de Dubœuf Frères. Je connaissais le guide Michelin par cœur. J’ai pris mon vélo et je suis allé voir le chef Paul Blanc à Thoisé. J’ai eu mon pouilly-fuissé à la carte. Et comme, avec la ligne Paris- Lyon-Marseille, tout le monde s’arrêtait, Paul Blanc a voulu que je le fournisse en juliénas, du moulin-à-vent… Je suis devenu le premier embouteilleur à façon en France…
Quelles femmes ont compté dans ta vie ?
J’ai été élevé par ma grand-mère, ma mère et ma sœur. Mon épouse, je l’ai rencontrée à Juliénas, près de Chaintré. Elle tenait le caveau de Juliénas. Le président qui avait fondé ce caveau était d’ailleurs propriétaire du Château des Capitans, que l’on a racheté. Mon épouse a travaillé et travaille toujours dans l’entreprise. Dans le monde du vin, j’ai beaucoup de sympathie pour les femmes qui ont du tempérament et savent mener leurs vignes. Je pense en particulier à Lalou Bize-Leroy.
Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
Du moulin-à-vent prestige 2009. S’il en reste !
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