Mardi 1er Avril 2025
Hervé Jestin, chef de cave du Champagne Leclerc Briant à Epernay © Jean-Charles GUTNER
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31.03.2025
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Hervé Jestin est le chef de caves du champagne Leclerc Briant, une maison rachetée par un couple d’Américains, Denise Dupré et Mark Nunnelly, en 2012, propriétaires également de l’hôtel Royal Champagne. Référence incontournable de la biodynamie, Hervé Jestin a conseillé de nombreux domaines iconiques, que ce soit Françoise Bedel ou Fleury. Son expertise est même reconnue au-delà de nos frontières, puisqu’il est intervenu en Italie auprès des domaines Antinori et Berlucchi, en Espagne auprès de Balmoral, et en Angleterre auprès d’Hambledon.
Alors que la communauté des biodynamistes commémore les 100 ans de la mort de Rudolf Steiner, « Terre de Vins » est allé interroger ce vinificateur de talent sur son parcours. Il nous a raconté comment, après des études de scientifique pur et dur, un certain nombre de constats dans l’exercice de son métier l’ont amené vers cette nouvelle approche. Lorsqu’il évoque les sources qui l’ont le plus inspiré, celles-ci sont loin de se limiter à Steiner. Hervé Jestin n’hésite pas à évoquer par exemple le traité du frère Pierre, disciple de Dom Pérignon, en rappelant que le célèbre moine plaçait une grappe de raisin à sa fenêtre au moment des vendanges, pour la laisser se charger de l’influence de la lune. Notre interlocuteur en est convaincu, la biodynamie n’est pas née en 1924, elle tire son origine de pratiques beaucoup plus ancestrales, proches de l’animisme, et d’une période de notre histoire où les hommes et la nature avaient une tout autre relation.
Mon grand-père était négociant en vin à Brest, la dernière ville avant les États-Unis. Il élaborait des vins mousseux en cuve close à partir de vin blanc qu’il faisait venir de toute la France, y compris de Champagne. Il avait d’ailleurs déposé son propre brevet en modifiant un peu la méthode Charmat, et sa technique a longtemps été utilisée par les Autrichiens. En 1936, il produisait ainsi trois millions de cols ! Toutes ses installations ont été détruites par les bombardements en 1943. Alors que je n’avais que 7 ans, il m’invitait le jeudi à déjeuner et me servait du vin avant de prendre en note le commentaire que je devais lui faire. Mais je n’ai jamais été ivre de ma vie ! Comme quoi l’éducation…
Mon DNO (Diplôme national d'œnologue, ndlr) en poche, je m’apprêtais à entamer une thèse. J’avais passé l’été au laboratoire de recherche de Moët & Chandon afin de réaliser une étude sur les colloïdes du vin. J’ai reçu un appel du chef de caves de Bollinger pour m’informer que la Maison Duval-Leroy recherchait d’urgence un chef de caves. Le sien venait de décéder brutalement. C’est ainsi qu’à 25 ans, je suis devenu chef de caves de l’une des plus grandes maisons de champagne. J’y suis resté vingt-trois ans !
Lorsque j’ai quitté Duval-Leroy, j’ai créé ma société de conseil. Dans ce cadre, j’ai effectivement accompagné Boris Titov et ses vignobles d’Abrau-Durso. Cet oligarque russe très occidentalisé a racheté en 2010 Château d’Avize en Champagne, où il avait un projet proche de celui que nous avons développé plus tard pour Leclerc Briant. Il voulait créer la première maison de champagne biodynamique, couplée à un hôtel de luxe. Le Comité Champagne, avec lequel je l’avais mis en relation, s’est montré particulièrement intéressé, car il y avait là une opportunité géniale pour obtenir enfin une meilleure défense de l’appellation en Russie. J’ai reçu ainsi deux ministres russes. Le château d’Avize exploitait une parcelle de deux hectares, au milieu de laquelle se trouvait un tout petit verger. Lorsque ce dernier a été mis en vente, Château d’Avize s’est porté acquéreur. Mais la SAFER a préempté ! Pour Boris Titov, il était hors de question d’imaginer que des vignes plantées en conventionnel puissent être installées là, avec des traitements chimiques sous les fenêtres de son hôtel. Cela lui a aussi donné le sentiment qu’il n’était pas le bienvenu en Champagne. Le lundi qui suivait, les travaux de l’hôtel devaient commencer, il a tout arrêté. C’est à ce moment-là que je me suis lancé dans l’aventure Leclerc Briant.
En 1990, on venait d’inaugurer une cuverie en inox de 20 000 hectos. L’une des cuves dégageait une odeur de réduction nauséabonde. J’ai essayé de la traiter avec les moyens dont je disposais, en vain. En 1991, sur la même cuve, j’observe le même phénomène. En 1992, rebelotte… J’étais face à une situation contre laquelle tout ce que j’avais appris ne m’était d’aucune utilité. Il se trouve que l’un de nos vignerons partenaires était sourcier. Je lui ai demandé de venir voir, il a sorti son pendule et m’a dit : « À l’aplomb de ta cuve, tu as deux sources qui se croisent à telle profondeur ce qui modifie le magnétisme local. » Il a résolu le problème avec une torsade de cuivre. C’est ce qui m’a fait prendre conscience que la biochimie n’est pas la cause, mais la conséquence. À partir de là, j’ai commencé à me documenter. Deux publications dans la « Revue française d’œnologie », une vraie référence scientifique, m’ont marqué. La première s’appuyait sur le service océanographique de la marine qui avait noté qu’en période de forte marée, on relevait une augmentation des températures des milieux fermentaires. La deuxième était l’œuvre d’un laboratoire d’une université brésilienne qui avait eu l’idée de faire fermenter la canne à sucre dans un champ électromagnétique. Ils ont observé que le rendement en éthanol était 17 % supérieur.
J’ai compris que le vin était un être vivant et que pour piloter les vinifications, il fallait contrôler les informations qu’on lui communiquait. On peut ainsi éviter de recourir à la chimie. D’ailleurs, comment prétendre maîtriser une vinification en connaissant une vingtaine de paramètres et alors que le vin se compose de 50 000 molécules ! Par définition, le vivant est sous l’influence de phénomènes qui nous échappent. Un exemple ? Beaucoup de vignerons vinifient aujourd’hui dans des œufs, mais placés à la verticale, ce qui n’est pas vraiment leur position dans le nid des poules. Le vin dans leurs œufs est en mouvement constant, et fatigue vite. Nos œufs sont disposés au contraire à l’horizontal et on s’aperçoit que selon les moments de l’année, le vin présente ou non une turbidité. Il vient prendre ce dont il a besoin dans les lies seulement quand il en a besoin…
Exactement, et cela commence dès le pressoir, lorsque la pellicule se rompt pour libérer le jus. Comme un nouveau-né qui sort du placenta, d’un seul coup, il est confronté au monde extérieur et il absorbe toutes les informations autour de lui. Lorsqu’un enfant naît, on est très vigilant à cette première confrontation au monde, à ce que l’atmosphère ne soit pas trop froide. La lumière des néons, la mauvaise humeur du médecin, tout cela peut avoir une mauvaise influence durable… Il en va de même pour le moût. Lorsque l’on fait des vins sans soufre, juste après le pressurage, le moût peut s’oxyder. Il ne faut donc pas le surexposer à l’oxygène, mais il importe quand même de le laisser s’y confronter un peu, s’y habituer, en faisant en sorte qu’il y ait une discussion entre les deux éléments pour que se crée un équilibre. On peut alors avoir une casse oxydative superficielle bénéfique. Toute la structure du vin n’est pas touchée, seulement la périphérie, à savoir les tanins grossiers, que le vin élimine par lui-même car il n’en n'a pas besoin.
Pas sur toutes les cuvées. Seulement celles où nous ne menons pas nous-mêmes le pressurage. Comme nous ignorons les informations qu’a alors reçues le jus, nous devons être plus prudents.
Steiner a semé des petits cailloux. Mais il n’a en réalité jamais rien écrit sur le vin. Je pense qu’il en avait une vision négative. C’était une époque où le vin était un instrument d’oppression, utilisé par l’État et l’industrie afin d’abrutir les ouvriers et les soldats. Cela n’a rien à voir avec la manière dont on le consomme aujourd’hui, mais aussi dont on l’élabore. Personnellement, je ne cherche pas à produire des vins pour des consommateurs, mais pour d’autres êtres humains. Il ne s’agit pas du même métier. L’idée de la biodynamie ne consiste pas à créer des vins meilleurs d’un point de vue gustatif, mais à faire en sorte que le vin se charge d’énergie, d’informations qu’il tire de la nature, pour qu’il puisse les transmettre à celui qui le dégustera. La plupart des consommateurs vivent dans des grandes villes coupées de la nature. Lorsqu’ils boivent nos champagnes, cela doit leur permettre d’accéder à quelque chose qu’ils ont oublié depuis très longtemps, de se reconnecter. Si le vinificateur a réussi dans son vin à faire descendre l’esprit sur la matière, il amène quelque chose de spirituel. Ce n’est pas un hasard si dans presque toutes les civilisations, le vin a été produit par des religieux.
L’idée est venue de mon père. L’un de ses amis, expert-comptable d’une société spécialisée dans la récupération d’objets sous-marins, parfois tombés à 2 000 mètres de profondeur, a développé une activité de cave sous-marine, à Ouessant. Les bouteilles sont placées à 60 mètres, à une profondeur où il n’y a presque plus d’oxygène et qui permet aussi d’être isobar. Mais ce qui est surtout essentiel pour nous, c’est qu’il s’agit d’un parc marin protégé qui foisonne de vie. C’est aussi le point de rencontre entre les eaux de la Manche et de l’Atlantique, ce qui provoque des tourbillons impressionnants. Or le vortex, c’est justement ce que l’on utilise pour dynamiser les préparations, les charger d’informations. Vous imaginez ici celles qui sont transmises au vin par la mer, ce sont celles de notre planète depuis sa création, qui sont réactivées tous les jours de l’année à cet endroit. Forcément, ces vins vont nous toucher au plus profond. Je crois en effet beaucoup à cette mémoire de l’eau, qui a fait l’objet de vraies études de la part de Jacques Benveniste, un scientifique du CNRS et du Nobel Luc Montagnier.
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